25 mai
Deux mois. C’est quoi, le proverbe, déjà ? ‘A quelque chose, malheur est bon’, c’est cela ?
C’est bien de pouvoir vérifier. Il y a un site de la banque de dépannage linguistique du gouvernement du Québec qui nous permet de tout savoir sur certains proverbes. C’est quand même bien, la technologie. Imaginons-les, ces deux derniers mois, quarantaine et confinement, sans internet, sans Facebook et autres réseaux sociaux. L’horreur. Ce devait être terrible à l’époque de la peste noire, avec en plus les évêques comme l’évêque de Marseille Belsunce qui priaient ‘Dieu’ de cesser de punir les pauvres pécheurs de leur profonde immoralité. La peste de Marseille – probablement celle de 1720, pas celle de 1347, même si les deux ont tué la moitié de la population – lui rappelle toujours Désiré d’Eon, fondateur du Petit Courrier devenu le média francophone de la province, qui avait dans ses documents une chanson sur la peste de Marseille, transportée sans doute ici par un marin quelconque, venu de Gênes ou de Marseille.
La peste noire, et le roman qu’en avait tiré Daniel Defoe (même si le titre était « Journal ») il en avait parlé à une de ses dernières émissions, le 17 mars. Déjà deux mois. Deux mois dans l’ambiguïté, l’incertitude, les avions qui n’arrivent plus et ne décollent plus, son travail bénévole à l’aéroport suspendu. Le 19 mars – le jour de son anniversaire, tiens – il avait parlé du monde de Michel Foucault. La société allait-elle devenir panoptique, tout un monde de petites cellules électroniques reliées entre elles par des couloirs vides, des ascenseurs où on ne doit pas approcher d’étrangers, des rues entièrement désertes et des autobus, même gratuits, dont on se fait éjecter s’il y a plus de douze personnes dedans ? Avec, qui sait, le magicien d’Oz au centre de tout cela, déguisé en Grand Chef Clinicien, capable de discipliner même les plus rebelles ?
« À quelque chose malheur est bon, prise 1 »
Ce proverbe signifie qu’un malheur a quelquefois des conséquences heureuses.
Wow, se dit-il, le linguiste qui a rédigé cette phrase-là était un vrai génie. Il a ajouté des exemples, au cas où les niaiseux qui ont besoin du site n’auraient pas compris.
Exemples :
– À quelque chose malheur est bon : sa maladie l’a amené à revoir ses priorités et à changer sa vie.
– C’est à la suite de son accident qu’elle a connu l’infirmier qui allait devenir son mari. À quelque chose malheur est bon !
– Il est vrai qu’à quelque chose malheur est bon, car si je n’avais pas perdu mon emploi, je n’aurais jamais osé me lancer dans l’écriture de ce roman…
Il y a une note additionnelle, pour ceux qui sont approximatifs dans leur usage des proverbes :
Certains disent toutefois, pour exprimer la même idée, À toute chose malheur est bon. Or, cette expression signifierait plutôt qu’un malheur est toujours une bonne chose, ce qui est différent. En fait, l’expression À toute chose malheur est bon est une altération du proverbe bien connu, et elle n’est pas consignée dans les dictionnaires.
Donc il y a des vrais malheurs, se dit-il, et être malheureux n’est pas forcément la meilleure des solutions.
Il faudrait remonter dans le temps. Le journal tenu un peu au hasard. Personne ne s’attendait vraiment à tout cela. On avait parlé d’une épidémie de grippe. Et puis tout était arrivé comme un tsunami silencieux. Répétitions annulées. Concerts annulés. Vols annulés. Les rues désertes. Revenir en arrière aiderait-t-il à comprendre ? Remonter le temps. Comme dans un film à l’envers.
17 mai
Est-il heureux ? Malheureux ?
Est-ce qu’il se pose la question ? Est-ce qu’il devrait ?
Il est heureux de regarder le lac par la fenêtre, et l’océan un peu plus loin. Il est heureux de chanter le matin pour la bébée – la grande petite fille avec ses yeux intelligents et ses syllabes encore indistinctes – pendant que ses parents, réveillés plusieurs fois la nuit, se demandant quand ils pourront partir avec des vols reportés de mois en mois, dorment encore. Il est heureux de taper des pages et des pages de texte sur son ordinateur sans avoir la moindre idée si cela va aller quelque part. Il est heureux d’écouter Lucinda Williams pendant des heures d’affilée dans son petit bureau débordant de livres et de paperasses. Parfois il écoute Pelagéya ou le groupe Otava Yo chantant Petite Pomme, Яблочко, sur les canaux de Saint-Pétersbourg, cela le change de « Pomme de reinette et pomme d’api, tapis tapis rouge… » pour la bébée. Même tard dans la nuit, comme s’il était le camarade Staline, tapi dans son bureau du Kremlin, signant des décrets de toutes sortes, dont certains pouvaient coûter la vie à des milliers de gens qui se croyaient tranquilles, dont certains décidaient le sort du monde alors que l’Allemagne nazie avait décidé que les Juifs, les Slaves, les races ‘inférieures’ n’avaient qu’à crever. Certains aujourd’hui trouvent qu’on devrait laisser crever les vieux. Comme à Northwood ici, résidence pour personnes âgées, comme on dit. 326 infections. 42 morts sur 49 dans la province. Bouches inutiles. Échos inquiétants d’Opération T4.
Le géant cloîtré, un journaliste avait appelé Staline. Peut-être juste paranoïaque. Comme moi, se dit-il. Comme Zhu Yuanshang, le fondateur de la dynastie Ming.
18 mai
Peut-être qu’il se prend pour Staline. Staline lui non plus n’allait pratiquement nulle part. Quelques séjours en Crimée, un voyage d’affaires en Perse, un autre en Allemagne, et c’est tout. Peut-être que Staline avait peur de se faire attaquer, ou que quelqu’un fasse un putsch pendant qu’il était parti, comme c’est arrivé à Gorbatchev à la fin de l’URSS. Peut-être que son système immunitaire, lui le grêlé, était faible, qui sait ? Peut-être, lui qui faisait si peu de cas de la vie des autres, avait-il peur d’un virus…Peut-être tout simplement qu’il aimait juste travailler. Discuter, Regarder un film américain dans son home theater, в системе домашнего кинотеатра. Pourquoi aller ailleurs ?
Cela fera bientôt deux mois qu’il n’a pas été à la radio. En pleine pandémie, il a fallu déménager le studio, et maintenant une bonne partie des émissions de OuiFM sont faites à partir du Nouveau-Brunswick, en raison de leur entente avec des radios là-bas. Il a été l’un des derniers à arrêter, alors que tous les animateurs commençaient à avoir peur de la pandémie et que leur DG avait du mal à venir en Nouvelle-Écosse et que les frontières se fermaient – internationales d’abord, puis interprovinciales, puis enfin ce symbole par excellence de la coopération, la frontière canado-états-unienne du nord, celle à laquelle même les pires racistes aux USA n’osaient pas toucher.
Bien sûr il fallait laisser circuler. Fruits. Légumes. Viandes. Breuvages. Toutes ces précautions. Files d’attentes devant les magasins – nombre limité, un seul par groupe familial, et puis bien respecter les flèches et les petits ronds verts pour attendre aux caisses – des gens masqués partout, de plus en plus.
Attendre n’était pas grave, finalement, cela passait le temps comme le reste, puisqu’on ne pouvait aller nulle part. Et puis la bébée s’amusait beaucoup.
Remonter le temps, toujours, au hasard des entrées.
12 mai
Cela reste un crève-cœur que le thé du Jour de la Reine n’ait pas lieu le 18 mai. Bien sûr, cela ressemble à une rencontre à l’ancienne, du thé et des sandwiches, très blanc, très anglais, avec en plus une actrice pour jouer la reine Victoria et comme l’an dernier quelqu’un pour incarner le prince Albert, le grand innovateur. Plein de gens âgés, et justement là le bât blessait : cette pandémie étrange frappe les seniors en premier. Le Jour de la Reine, il s’en fout pas mal, en fait, mais c’était une occasion de se rencontrer, de socialiser, d’écouter de la musique et puis d’aller se promener dans les Jardins Publics, où les masses de rhododendrons mauves commencent à être en fleurs. Rien à faire pour cette année. Pas pour 200 personnes. Hôtels vides. Concerts annulés
On s’habitue aux Trivia en ligne comme les gens au scrabble dans les foyers. A trois plus la bébée, on a au moins un téléphone et un ordi qui fonctionnent bien avec Kahoot.
11 mai
Ce serait malheureux que ce texte ne soit pas publié avant ma mort, se dit-il. En même temps, Arthur Rimbaud n’avait publié qu’un seul livre, avec de l’argent prêté par sa mère, quand il est mort. Et personne ne l’avait lu, ou presque : il pourrissait dans la cave d’un éditeur en Belgique.
Lui, le poète aux semelles de vent, il avait eu tort de partir, encore qu’on ne sait pas vraiment quelle vie il a vécue, là-bas en Abyssinie. Il avait une femme locale, cela devait déjà être tout un changement.
Est-ce que son arrière-grand-oncle, celui qui est mort des « fièvres » à Madagascar, avait une femme malgache ?
Incroyable, se dit-il, j’ai peut-être là-bas de lointains cousins que je ne connaîtrai jamais, à moins d’une incroyable série de hasards. Des cousins tout différents, un peu de la couleur de l’Inde du Sud.
Là-bas. Même en temps normal, c’est loin, l’Océan Indien. Mais avec la COVID-19… Il échafaude un voyage dans sa tête : Halifax – New York, de New York au Maroc avec Royal Air Maroc, du Maroc à Madagascar, ou n’importe où en Afrique offrant une correspondance pour Antananarivo. Au temps de son grand-oncle cela s’appelait Tananarive, quand il était gamin et qu’on faisait peu de voyages, mais il y avait dans la bibliothèque de son grand-père des atlas géants avec plein de photos exotiques. Finalement il a déjà passé beaucoup de mois immobiles à rêver sur des atlas.
Madagascar, en plus, ils affirment avoir trouvé un remède contre le virus qui fait trembler le monde. Leur président Andry Rajoelina annonçait partout qu’une tisane à base d’Artémisia allait permettre de lutter efficacement contre le virus. Vrai ? Faux ? Qui sait ? Qui peut savoir ? Peu de gens ont un laboratoire chez eux. On écoute et on lit et on essaie de démêler le vraiment faux du peut-être vrai. Tout cet exercice nous tient finalement en éveil. Même si on ne peut guère influer sur le cours des choses.
C’est devenu une habitude : vérifier les annonces gouvernementales. Au début, on écoutait les conférences de presse. Quelqu’un qu’on n’avait pratiquement jamais vu était assis à une table avec le premier ministre, l’air lugubre, avec derrière eux une pléthore de drapeaux qui n’auraient pas fait honte à la Corée du Nord. Seuls les malvoyants risquaient de croire qu’on était en Corée du Nord, mais très peu avaient probablement le regard rivé sur leur écran d’ordinateur. Ils pouvaient cependant écouter : les radios n’avaient jamais été aussi indispensables. Et les salles de presse, progressivement, aussi vides.
1er mai
Sur la rive du lac on peut voir flotter un drapeau. Rouge et blanc, comme il se doit. Suffisamment grand pour qu’on le voie depuis ici. Suffisamment Canadien pour qu’on ne s’y trompe pas. Il est difficile, souvent, de prendre un drapeau en photo : s’il y a trop de vent il part dans tous les sens, s’il n’y a pas de vent il tombe, impuissant, et qui voudrait une photo d’un simple chiffon au bout d’un mât ? Surtout que ce qui compte, c’est la feuille d’érable. Nos veines sont irriguées de sucre d’érable rouge. Notre peau appuyée sur l’extermination, l’envahissement, l’occupation, très blanche. À une époque pas si lointaine, le lac ne s’appelait pas encore Chocolate Lake, mais Indian Lake. Le dernier dans la série de lacs qui aboutissent au Northwest Arm, dont les premiers arrivés d’Europe ont cru que c’était une rivière. Peut-être même une rivière qui menait vers la Chine, qui sait ? Et puis en arrière de Indian Lake il y a plein d’autres lacs, ils en ont même fait une promenade aujourd’hui où se croisent tous les bébés du quartier.
Aujourd’hui il y a du soleil et du vent. Le lac luit sous le soleil de tous ses miroirs enlignés. A bien y regarder, le lac s’avance beaucoup plus dans les maisons du quartier qu’il ne le pensait. Il faudra qu’il aille voir. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il reste et il regarde. Il imagine ceux ou celles qui sont pognés quelque part où ils ne voient rien. Ce doit être très déprimant.
Fête des Travailleurs. Pas de drapeaux rouges, pas de cortèges. On écoute des chansons révolutionnaires sur le lecteur de CD. On essaie de chanter l’Internationale. En France, traditionnellement, c’est aussi le jour du muguet. Quand il avait sept ans, son père l’avait emmené pas loin de Paris – déjà Paris, c’était exotique – et il lui avait dit, assis dans le train de banlieue, qu’on allait dans le bois de Chaville où il y avait du muguet. Lui, il imaginait cela, Chaville, comme la ville des chats, comme cette île au Japon dont les habitants principaux sont des chats. Il avait été très déçu. Pas de bois, pas de chats. Peut-être qu’avec cette quarantaine suivie de confinement je me replie sur mon enfance, se dit-il. Je prends soudain conscience que je suis vieux. Dommage qu’on n’ait pas pu faire un bout de film avec cette conversation. Il ne sait même plus ce qu’ils allaient bien faire à Chaville où il n’a jamais remis les pieds depuis. Et son père lui paraissait, alors, tellement vieux. Il a fait si peu de voyages, seul avec son père.
28 avril
C’est quoi ‘to ghost’ en français ? ‘ghoster’ ? « J’ai été – je suis – ghosté après qu’elle ait cheaté sur moi ? »
Depuis qu’elle lui a envoyé en pleine face qu’elle s’était choisi un autre chum pour Noël Clarabelle le ghoste, donc.
Il y a trois ans Clarabelle l’avait plaqué du jour au lendemain pour partir en vacances – comment part-on en vacances quand on n’a pas de travail fixe ? Il trouvait cela un peu mystérieux. Ah, les frontières du langage. Et comment est-on ‘confiné’ quand on ne sort généralement pas très souvent de chez soi ? Il avait passé l’été comme Pouchkine, lorsque celui-ci était coincé à la campagne par une épidémie de choléra. Sans cinéma maison. Mais avec les contes que lui racontait sa vieille nourrice. Il en avait fait des nouvelles.
Il devrait peut-être aller se chercher une compagne malgache, après tout. Ce serait mieux que le ghost de Clarabelle.
Avec les rues vides, une vraie ville-fantôme, les bars fermés, les centres commerciaux déserts, je suis quasiment un ghost de moi-même, se dit-il. Ont-ils un sexe, les fantômes ?
25 avril
Corps en chaleur. Enfin, sur l’écran. Jeune, ferme. Peau douce, sûrement, comme la mousse des bois. August Ames, alias Mercedes Grabowski. Née à Antigonish, Nouvelle-Écosse. Morte à Los Angeles en décembre 2017, mais toujours sur l’écran. Brille, brille, petite étoile, longtemps après ta mort. Une autre manière de ne pas oublier. Où commence la réalité, où finit la fiction ?
Si je clique suffisamment se dit-il tard le soir je vais pouvoir trouver des choses osées en toutes sortes de langues en bengali en bangladais en télougou en pakistanais en arabe en hindi et en turc et en anglais et en français cela va sans dire mais finalement en définitive cela se réduit plutôt à la même chorégraphie plutôt platte une fois que tu cliques que ce soit tourné dans un placard à Mumbay un studio de Bollywood après les heures de travail ou quelque part dans une cuisine en Belgique. Y a-t-il des gens qui pour se désennuyer sont en train de tourner des films de peau amateurs dans leur appartement, qu’ils vont mettre en ligne ? Cela désennuie d’être un voyeur ? De ne pas sortir, les gens sont à la gorge les uns des autres ? Ou bien il y aura une pandémie de bébés, la Génération COVID ?
A une époque les touristes – surtout les femmes – n’avaient pas le droit de voir les fresques ‘érotiques’ de Pompéi. Aujourd’hui on les trouve sur Internet, même si à moins de 18 ans t’es supposé sortir du site. Jeunes doués en informatique dès le berceau. Une autre frontière tournée. Les frontières, mon pote, elles sont dans la tête, les frontières. Obscènes, sans doute, comme l’a écrit le poète centenaire au nom italien, né en France, encore en vie à San Francisco. Halifax pour un matin de radio : City Lights North. Il aurait fallu faire un podcast. Bon, oui, pas des podcasts : des balados. Mais on ne peut pas vraiment tout balader, ce n’aurait pas de sens.
20 avril
La bébée a beaucoup crié cette nuit parce qu’en ce moment elle fait des dents. Même avec le gel cela la réveille et elle crie donc cela nous réveille et même téter ne la calme que pour quelques heures. On est donc réveillés une bonne partie de la nuit et sur les nerfs toute la journée. Même si on peut aller se promener au bord du lac ou sur la promenade des lacs, restée ouverte parce que ce n’est pas officiellement un parc. Les parcs sont fermés, on peut être arrêté ou avoir une amende salée si on y va. Il faut faire attention à ses définitions.
15 avril
Bonne émission YouTube sur Alexandre financée par The World of Tanks. Pour les Perses : Alexandre le Maudit, mais pour l’ouest : Alexandre le Grand. Dans le Coran : Iskander. Frontières, points de vue.
Il aime lire les commentaires. Comme dans une grande salle pleine de monde à l’époque des ciné-clubs. Nous, même ici au bord du Lac Micmac, nous n’y coupons pas d’Aristote, de sa théorie des quatre humeurs, de sa mélancolie. Sa réussite : Alexandre, son élève. Rav 404 : ‘vivre vite, mourir jeune’. C’est foutu, se dit-il. Basic Benny : ‘à l’école je m’emmerdais en cours d’histoire mais là j’aime ça’. Anastasios Vassos : ‘depuis 3000 ans la Grèce défend les frontières de l’Europe’. Curieux, avec la COVID-19 on ne parle plus des réfugiés syriens, du SIDA au Ghana, des musulmans au Myanmar…comme si le monde était un grand désert, tout d’un coup. COVIDE.
Pas de journées grecques cet automne sur Purcell’s Cove Road, ils viennent de l’annoncer. Adieu Souvlakis par milliers.
Leona : à 25 ans Alexandre avait fait tout cela. Et moi je joue à Total War et je bouffe des chips sur mon sofa.
Une pandémie aurait-elle pu changer le cours du destin ?
Annonce du comité Aristote
En raison de la pandémie de COVID-007 les troupes macédoniennes resteront dans leurs casernes. L’expédition prévue pour aller se battre contre les Perses est annulée. Le général l’a fait savoir au roi Darius, et aucune nouvelle date n’a été fixée pour une reprise de la bataille d’Issos.
La bataille de Gaugamèles a été reportée indéfiniment.
Par ailleurs le festival du souvlaki n’aura pas lieu cet automne. Les personnes qui voudraient assister aux cours du maître Aristote devront absolument être masquées.
10 avril
Aujourd’hui, tout en finissant de regarder les films qui avaient été transférés sur DVD au lendemain de la mort de mon père, j’ai découvert sur Google un site de proverbes québécois. Certains, comme ‘Le Québec aux Québécois’, je n’appellerais pas cela un proverbe – plutôt un slogan politique. Qui sonne bien mais quand on creuse ce n’est plus si clair – il y a des Québécois qui ne seraient pas Québécois ? Ah, les ambiguïtés de la citoyenneté, qu’elle soit canadienne ou autre. La citoyenneté ce n’est une identité que pour la police et pour le passage des frontières. Et même, pour la police, bien souvent ton identité c’est d’abord ta couleur de peau, la langue que tu parles, la manière dont t’es habillé, et l’heure à laquelle t’es dans la rue.
Alors, voilà, cela veut dire quoi : ‘Si les chiens chiaient des haches, ils se fendraient le cul’ ? Peut-être que c’est comme quand Pierre Elliott Trudeau, incarnation même de notre identité bipolaire, disait ‘Si ma grand-mère avait des roues, elle serait un autobus’ ?
1er avril
« Une femme, dit Benjamin, c’est un peu comme un général de brigade ou de division, Diablement efficace sur le terrain, souvent. Pas toutes, bien sûr. Pas toujours. Mais souvent. Avec la pandémie les pays dont les responsables sont des femmes s’en sortent mieux, on dirait. »
Benjamin, c’est à lui qu’il parle quand il est seul. Il est toujours là, c’est un peu comme les enfants qui parlent à leur ours. Il y a aussi Wil B, son alter ego anglophone sur Facebook. Et puis Sarah, à Saint-Denis. Virtuelle, mais fidèle.
Un autre alter ego itou : Louis à Gabriel à Polycarpe à Isidore à Souvlaki à Mandorle à Bruno à Gastien à Gastéropode à Brumisateur à Dédé à Pierre à Pierre à Paul à Jacques à Marc à Joseph dit le Bègue.
Ho ! Trop long, se dit-il, on s’en va vers Adam là. Comme au début de certains chapitres de la Bible. Et Souvlaki cela ne fait pas très acadien.
Non, c’était un marin grec. Des histoires grecques. Poissons d’avril.
24 mars
Pour se passer le temps il regarde les films en 8mm de son enfance. Transférés sur DVD il y a des années mais il n’avait pas tout vu. Il se souvenait juste de cette scène à laquelle il pense à chaque fois qu’il voit un Bouvier bernois…un petit garçon qui vit dans un appartement et n’a pas de chien chez lui…il descend caresser ces chiens qui tirent une charrette avec des boilles de lait…
Question : un chien peut-il transmettre le coronavirus ? Peut-on caresser, par exemple, un bouvier bernois ?
Réponse du centre vétérinaire de l’Illinois : Les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) connaissent un très petit nombre d’animaux de compagnie dans le monde infectés par le virus qui cause COVID-19. Aux États-Unis, le CDC a reçu deux rapports faisant état de chats légèrement malades après un contact avec des humains. Le premier cas d’animaux testés positifs était un tigre atteint d’une maladie respiratoire dans un zoo de New York. Les responsables de la santé publique pensent que ce tigre et sept autres grands chats sont tombés malades après avoir été exposés à un employé du zoo qui excrétait activement le virus. Tous inspirent à nouveau normalement.
À l’heure actuelle, rien ne prouve que des animaux, des animaux de compagnie ou du bétail jouent un rôle important dans la propagation de l’infection au COVID-19 aux humains.
Cette situation évolue rapidement. Nous mettrons à jour à mesure que de nouvelles informations seront disponibles.
Bon, se dit-il pas trop de tigres par ici. On est tranquilles.
16 mars
Deux jours de son anniversaire. Pas grand-chose à célébrer et c’est un peu dommage, parce que deux de ses enfants sont ici à Halifax, exceptionnellement, et Yvon vient de lui écrire de Montréal qu’il a croisé son fils aîné avec qui ils ne se sont plus parlé depuis dix ans, à la bibliothèque de Ville-Emard et ils ont causé un brin.
Si je meurs de la COVID-19, se dit-il, vu qu’après tout j’ai maintenant 70 ans, j’aimerais bien revoir tous mes enfants avant. Partir en paix. Surtout que je serai mis dans un charnier spécial et personne ne pourra venir à mon enterrement ou tenir ma main alors que je passerai l’arme à gauche. En attendant, je vais faire mon émission. Avec le Temps. Comme un cadeau.
Photos. Ma mère devant le pavillon de l’URSS à l’exposition internationale de Bruxelles en 1958. Monde de fantômes. L’URSS finie en 1991. Ma mère disparue en 2004. Mon père qui la filmait avec sa Bell & Howell 8 mm sa robe flottante son sourire leur bonheur sans doute d’être tous les deux, là. Elle devant l’Atomium qui, lui, a survécu. Impermanence. Survie. Fantômes.
Avec le temps tout prend une couleur sépia.
Être confiné c’est comme regarder des points noirs dans un miroir grossissant. Tu relis des choses que tu as déjà lues mais avec un regard critique. Tu regardes des choses mais tu sais qu’elles ne sont pas ‘vraies’. Peut-être que finalement on va fonctionner comme cela, entre le permanent qui ne dure pas et le faux vrai. Ghostés.
15 mars
Je chante le blues à l’aéroport
Je chante le blues sans aller nulle part
J’imagine le monde qui part
Je chante le blues au fond de mon esprit
Un jour nous volerons peut-être à nouveau
Nous siroterons du thé au soleil du matin
Sur les montagnes bleues de Nilgiri
Une fois apprivoisé le virus du tigre
On est revenus. Il fallait ce poème pour le concert manqué, pour l’aéroport où il ne peut plus mettre les pieds depuis deux mois. Pour son anniversaire un peu botché lui itou. Quelqu’un lui a dit un jour qu’on ne devait jamais mêler poésie et prose. Encore une frontière à traverser.
31 mai
Il est parti se promener aujourd’hui. Banque. Il pourra tenir combien de mois encore ? Il fait beau. Le drapeau flotte sur le bord du lac dans un petit vent – Vent frais, vent du matin, comme on chante avec la bébée tous les jours, mi – ré, mi – si pour commencer ce qu’on a appelé Tiny School. Et il écoute la musique des autos qui recommencent à tourner, et il se dit que, si les chiens chiaient des haches, ils se fendraient le cul de la même manière qu’il se fend le crâne à essayer de comprendre ce que cela veut dire, et en définitive cela n’a probablement aucune importance tant que je suis, tant que nous sommes, encore en vie, oui, c’est cela qu’il se dit. Tout va reprendre.
1er juin
Son vieil ami, le journaliste et militant écologiste ‘Silver’ Donald Cameron est mort, à l’âge de 82 ans. Sur Linkedin ils s’étaient promis de se revoir bientôt.
« À quelque chose malheur est bon 2 »
Un malheur a quelquefois des conséquences heureuses. Ce qui compte surtout, à bien y penser, ce sont les cas individuels.
Exemples :
– À quelque chose malheur est bon : le rhume des foins plus le confinement plus la mort d’un ami l’a forcé à revoir ses priorités et à changer sa vie.
– C’est en marchant le long des fossés et en ramassant des bouteilles et des cans avec son petit boyfriend qu’elle a réussi à mettre quelques sous de côté. À quelque chose malheur est bon !
– Il est vrai qu’à quelque chose malheur est bon, car si je n’étais pas confiné dans mon appartement, je n’aurais jamais osé reprendre l’écriture de ce texte et le soumettre à une revue.
« Reste à savoir », dit-il à Benjamin, « quand on va pouvoir partir pour la Chine. La vieille ville de Zhouzuang, avec ses canaux, ses lanternes la nuit, c’est superbe. »
« A défaut, pourquoi pas Venise ou Saint-Pétersbourg ? »
Il faut bien Benjamin pour dire des évidences.
« Mais on est déjà allé aux deux »
Il ferme les yeux. Il y a plein de belles maisons à Zhouzhuang, une petite ville sur le grand canal qui relie Suzhou et Hangzhou, construites par des lettrés qui aimaient l’endroit, entre la dynastie Yuan au 13è siècle et la dynastie Qing à partir du 17è. C’est à Zhouzhuang qu’il a envie d’aller.
Ou bien, à défaut, à Lombok. L’île au pied du volcan et où la frontière de végétation change. La ligne de Wallace. Lézards, petits marsupiaux, perroquets, cacatoès. Comme en Australie.
Il s’arrêtera en route à Kambakonam.
Il portera même un masque s’il le faut.
Peut-être même qu’en Chine, les chiens chient des haches, et elles leur fendent le cul. Surtout dans les régions où, dit-on, on mange encore du chien. Là c’est sûr, ils ont le cul fendu, les pauvres bêtes.
2 juin
Un millier au moins, disent-ils. Procession un genou en terre en pleine rue Spring Garden, hier. Visant le Noir, police du roi tu es méchante. Mort d’un homme aux États. Mort non résolue d’une femme qui a sauté de son immeuble à Toronto. Peu de liens avec icitte. Mais la question du racisme est partout, un ulcère qui suppure.
Rassemblements, manifestations sont de retour : mêmes orateurs, mêmes discours, même rhétorique, mêmes poèmes qu’avant, qui vous coupent le souffle et vous prennent aux tripes. Et toujours, dans le parc Victoria ou en face des Jardins Publics, parc Lafayette de Halifax.
Est-ce que la phase 2 du comportement post-pandémique va bien avec les rassemblements publics ? L’an dernier aux grands rassemblements pour le climat, même la bébée y est allée. Mais cela sert-il ? Avons-nous organisé des rassemblements « les plus importants de tous les temps » pour les milliers de personnes de cette ville-ci dont les emplois saisonniers ont été perdus dès avril ?
Principes nobles. Meurtre d’un Noir non armé par un policier : horreur folle. Mise en esclavage, ségrégation, terreur, harcèlement, massacres, depuis des siècles, selon la couleur de la peau. Une autre sorte de frontière. Le racisme en Nouvelle-Écosse au fil du temps. Incessants contrôles de rue contre les Noirs aujourd’hui. Meurtres de masse de colons acadiens et de peuples autochtones par les armées britanniques, coloniales, il y a deux siècles. On devrait oublier ? Un gros point noir dans le miroir.
Les vrais changements demandent du temps, des efforts, une stratégie. Petit à petit. Cela suffit-il pour sauver des vies ? Nous avons tous convenu que nous survivrions en continuant d’être disciplinés dans notre comportement de rue, pour le moment du moins, et malgré notre envie de sortir et de crier. Même l’écrivain, assis sur son tchu, aurait besoin d’aller gueuler son texte quelque part, de le partager avec l’air, le vent, le soleil, les fleurs…et pourtant. Il reste confiné. Lui aussi. Confiné, il peaufine.
Dans les Jardins Publics, réouverts au public depuis 3 semaines, le cerisier du Japon Kanzan explose en une masse de flocons roses. Quelqu’un a mis une photo sur Facebook, anonyme. Nous sommes en train de ressortir, comme des fleurs. Nous aurons vécu deux printemps.
Il regarde sa mère et lui, quelque part dans le sud de la France, avec des fleurs sur leurs chapeaux. Fantômes. Ghostés.
21 juillet
Retour à la radio. Grand soleil sur le port. Front de mer. Traversier. Air et vagues. Geneviève et Valentin ont surgi en ondes entretemps. Masques partout. Les chiens seraient moins un risque que les chats, question virus. La statue de Cornwallis est définitivement vouée aux archives. A quelque chose malheur est bon.
Nouveaux systèmes. Passage de Winmédia à Simian. Transitions. Frontières.
« Aujourd’hui, je vais vous parler de cerfs-volants. Dans les Jardins Publics, on pourra bientôt admirer des jonques, des dragons, des papillons, toutes sortes de cerfs-volants chinois. Saviez-vous que les premiers cerfs-volants, faits en bois et appelés pour cela mu yuan, remontent à l’époque des Royaumes combattants, dans la Chine de 475 avant notre ère ? Que ferions-nous sans le vent ? Vent frais, vent du matin, vent qui souffle au sommet des grands pins… »
Henri-Dominique Parratte
Texte publié dans le No.24 ((Libre))