Christian Roy. On est devenus étranges. Je m’apprête à te quitter tout en douceur

Geneviève Violette, Oracle no 23

On est devenus étranges

on est devenus étranges
des amoureux affaissés
dos à dos dans un lit de plus en plus vaste
un lit sans tête aux draps d’acier

mais on profère dans nos songes
des soupirs garrottés

notre chair de froidure
enrhumée de sueur

nos os de couple
ankylosés et calcifiés

on se frôle par mégarde
notre peau de momie
mince comme du papyrus
froissement frôlant la déchirure

on se foule au flou
pendant que fondent du bleu au noir
les couleurs du ciel sur un autre amour

que clignent les éloises
et ronflent les coups de tonnerre

tant le silence règne fort dans notre chambre

 

 

Je m’apprête à te quitter tout en douceur

je m’apprête à te quitter tout en douceur
à me transplanter dans mon vieux marais
à m’arracher de tes collines magnétisées
à me traduire sans m’altérer

dans cette terre qui est la nôtre
celle des autres, aussi, bien sûr
terre noire et moite où on a poussé

je peine à différencier nos racines
fils colorés d’une bombe que je ne pourrai pas désamorcer

car c’est la même terre, dans le fond
hôtesse des carcasses d’antan
d’un ossuaire familier

ses éléments se ressemblent
il y a que le contraste entre nous deux
qui brouille les cartes

il y a moi et toi
il y a nos ancêtres ensevelis sous l’humus
où tout pourrit
où tout fermente
on nourrit tous les vers
ce qui nous éloigne n’a pas de goût
ou très peu, au moins pour eux

pour moi, c’est le contraire
ta saveur déflagre dans ma bouche
dégouline sur mon menton
ton sol du sud
le mien du nord
ta terre argileuse et orangée
la mienne sombre et limoneuse

peut-être que je te connais encore un peu

 

Christian Roy

Textes publiés dans No 15. Chemins de vers. Poésie

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