Christian Roy. Merda d’artista

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L’Artiste a un stylo dans le cul. Elle est à poil, fesses braquées vers une page blanche. L’affiche est énorme et trône derrière le podium. Puis l’Artiste arrive pour de vrai parmi les salves d’applaudissements. « L’homme est l’esclave de la routine, » dit-elle une fois la foule calmée.

Cornelius s’éloigne du troupeau et s’approche de Clochette. Elle n’a pas l’air dans son assiette aujourd’hui. Pourtant, elle a vécu, elle a goûté à d’excellents pâturages, elle a fait l’amour avec le grand Cornelius, elle a eu un veau et l’a élevé. « Fais confiance à l’homme, Clochette. Il est de la plus grande importance. » L’énorme taureau renifle bruyamment. « Dans certains abattoirs, ils nous assomment avant de nous tuer, mais pas ici. Nous sommes chanceux, ma chère Clochette. Ils nous caresseront, ils nous aimeront. Et de finir dans le ventre de ces vénérables créatures, il n’y a pas plus grand honneur. Il n’y a pas de meilleur lieu de repos pour notre âme. »

L’Artiste balaie la foule du regard, trouvant celui des hommes et des femmes qui sont venus la voir. Elle savoure leur présence. Elle relate des instants de sa jeunesse. Tous vénèrent l’Artiste. Des femmes posent leurs mains sur leur cœur et des hommes se massent les cuisses.

D’abord, la lame est aiguisée. Ensuite, l’homme tranche la gorge en un seul mouvement, une lacération profonde qui ouvre la carotide et la jugulaire, mais n’endommage pas la colonne vertébrale. Ainsi, la vache peut jouir de la grande douleur jusqu’à sa mort. Tout est fait dans le plus grand respect de la bête. Quel honneur !

« Nous ne sommes guère plus que du bétail, » dit L’Artiste, « ruminant devant la télé en attendant notre tour à l’abattoir. » Elle fait glisser son index contre sa gorge et tire la langue. « Nous sommes amorphes, sans dessein, inutiles. »

Clochette hoche la tête. « Si seulement j’étais née en Inde, » dit-elle en soupirant. « Je ne veux pas mourir, Cornelius. Pourquoi ces hommes veulent-ils nous faire souffrir ? Pourquoi veulent-ils nous manger ? J’aimerais mieux faire ma vie loin de ces créatures, dont la bassesse et la méchanceté me font frémir. » Elle crache sa bouchée d’herbe. « Les vaches sont pures. Elles sont belles et douces. Elles peuvent nourrir avec le lait, sans devoir mourir. » Cornelius baisse la tête. Il n’a pas de tétines ; il n’a que sa chair. Clochette soupire. « Les vaches ne font pas la guerre et ne connaissent aucun péché. Je ne veux pas me faire dévorer par ces porcs. »

« Notre seule évasion, notre seule chance de nous élever au-dessus des autres bêtes, c’est de créer. L’art n’est pas qu’une expression de l’imaginaire ; c’est la communication du divin. » Elle sourit. « C’est une manifestation du divin, et lorsque nous créons, nous sommes divins ! » La foule délire.

« Blasphème ! » s’écrie Cornelius. « Que dire des pyramides, du Parthénon, de la Joconde, de la Vénus de Milo, de Molière et de Dostoïevski ? N’oublie pas l’art, Clochette ! N’oublie pas la divinité de l’homme ! »

L’Artiste est émue, laisse couler quelques larmes. Elle se caresse le sein gauche et parle encore de bétail. « Au temple et à l’église, » implore-t-elle, « qu’avez-vous appris sinon la vengeance et la cruauté d’un patriarche absent dont la pléthore de conditions absurdes a comme unique but d’avorter l’espérance ? Libérez-vous, mes enfants, mes amis, mes amants. Au diable les prières et les coutumes absurdes ! Ajoutez votre propre parole à la soupe. Déshabillez votre âme et montrez-la à ceux qui vous entourent. N’est-elle pas sainte ? »

La jolie jeune vache ferme les yeux. « Tu te trompes, Cornelius. Si tu veux parler des hommes, alors parlons de Hitler et de Pinochet, parlons des massacres en Arménie, au Rouanda, au Soudan, parlons des croisades, des jihads et des mines antipersonnel, parlons de Tchernobyl, de la baie de Minamata, des livres de Stephenie Meyer et d’E. L. James, et parlons d’Occupation Double ! » Sur ce, Clochette s’éloigne de Cornelius.

L’Artiste pointe son affiche et montre son plus grand sourire. « Je sais, c’est grotesque, mais vous comprenez… il faut être vulgaire pour attirer l’attention. »

Les hommes rassemblent les vaches devant la grande porte. Des clôtures forment un couloir, et les bêtes font la file. Clochette secoue la tête. Les humains sont fous, pense-t-elle.

« C’est une photo de moi, à poil, avec un stylo dans le cul, fesses braquées vers la page. Cette photo me libère. Grâce à elle, je suis plus qu’une simple vache dans le troupeau. Je suis une Artiste ! »

En s’éloignant de Cornelius, la pauvre Clochette tente de justifier la fascination de ses homologues envers les hommes. Pourquoi les vaches sont-elles leurs esclaves ? Est-ce réellement l’art qui rend l’homme divin ? La Fontaine de Marcel Duchamp n’était qu’un urinoir. Et Merda d’artista, de Piero Manzoni ?

Manzoni a fait sa fortune en mettant 90 crottes dans 90 boîtes de conserve. L’affiche trône toujours derrière le podium. La photo est légèrement floue ; le cadrage, inégal. Pourtant, la foule adore, une foule amorphe, elle-même une sorte de troupeau.

Cornelius, toujours inquiet pour sa belle Clochette, jette un coup d’œil à la ronde. Il l’aperçoit, filant au loin, courant à vive allure vers le fond du pâturage.

Tout sauf me faire bouffer par ces dingues, pense-t-elle.

 

 Christian Roy

Texte publié dans le no 8 Jeudivers

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