Brigitte Lavallée. Récits imparfaits. Une suite poétique

English / Mi’kmaq

Jessie Babin. Séquence. Fusain sur papier, 76cm x 111cm, 2012

Dans les yeux d’un étranger
nous retrouver en territoire connu

en accord
avec les loups
de fables urbaines
aux embruns d’Oregon
Moncton ou Chicago
on s’en fout

faire partie de ces récits imparfaits
ces films sans fin
où l’animal
meurt

dans notre dos

On s’incline sans doute trop souvent

charrié de nulle part
un amas de questions

La somme de nos êtres
quelle est-elle
répandue en mille morceaux éparpillés ?

Ne portons-nous pas l’empreinte
de ceux que nous avons remplacés ?

à travers nos combats de tous les jours
papillons blessés      cheveux d’hiver      fleurs de lotus
subsiste le noyau des origines

un p’tit nom
un peu démodé
entre ville et campagne

une randonnée à bicyclette
en noir et blanc

quelques sous
pour une vieille école
sans nom sans route

un air retrouvé au bout d’un sentier

une chanteuse jazz
et ses I love youz

des rigoles d’eau douce
leurs contes de sable      de brises     de sous-bois

où les morts s’enterrent d’eux-mêmes

La maison bouge
à l’heure où l’on s’endort
elle gruge les songes
elle monte la garde
contre l’oubli

la maison danse
à l’heure des poules
elle invite les ombres auprès d’elle
jusqu’à la tranchée

la maison devient prénom
lorsque l’on s’en éloigne
une fiction     un récit     un roman

un jour ou une nuit
une bombe     un tsunami     une grue

les rimes de l’enfance
s’arrachent à elle
alors qu’elle chante encore
dans les ruines
des rivières souterraines

Mes voiles tombent
et mes cheveux
au fond des égouts

les pores de ma peau ne retiennent plus
les démangeaisons de la plaine
la ruse des bambous
le venin des bourdons
la poussière des rires celle de mes ennemis

promesses meurtries

transparente
talons trop mous
errer au présent
tandis que mes souvenirs d’enfant
pommes brûlées     gruau     cassonade
filent sur le revers de mon manteau

Quel est l’envers de ces histoires ?

Que devient la beauté
enfermée dans un corps
et un prénom mille fois copié ?

Que deviennent ces minutes
abattues par la gravité
regards éteints      âmes de plastique
sous feux de projecteurs
réglés au quart de tour ?

Que deviennent ces aquarelles
si elles se refusent à moi
sur des parquets de vase
et sous des ciels opaques ?

Junkie
bruit de brume
la même histoire
se répète

toujours les mêmes ruelles
qui me marchent dessus

je ne m’appartiens plus

je goûte le vide
je redoute la danse
j’espère ne pas

les oiseaux s’en fichent

gonfler ma boussole

salle d’attente
mes prunelles se perdent
dans le puits d’une fenêtre

novembre
arbres casse-tête à redresser

mon visage      une savane
j’ouvre ma peau
au poids de l’air
je me fatigue
qui dit apprendre dit aimer
rapiécer ma langue

ça me donne froid
de m’éclaircir

pour ne pas m’effriter
me baigner
dans le flanc des neiges      les brindilles de ciel

les fossiles enfin s’éveillent

je me demande
si je pourrais redevenir un jardin

L’étau
se resserre sur les poèmes
lovés dans chaque cellule

Pourquoi nous tuer ?

fantômes de poussière
sous les lanternes
de la sauvagerie

j’ai perdu mes os
au nowhere de ce pays
trop étroit pour moi

isolée dans mes symboles
retranchée dans ma réserve

Leslie Joanne Michelle Donna Lynn Melissa Jolene
je m’appelle

quitter le poids
de ce monde en érosion

suspendre
robe
rouge

L’homme mange
les bleus du monde

sous les néons
on ne se repose jamais

compressées dans le béton
des voix s’insurgent

corridors barbouillés
de mensonges de sparages
tout ce qu’on ne voit pas
dans l’ombre des industries

on nous parle
de langage      de conflits      de tiraillements
de tempêtes     d’ouragans
d’injustice      d’intimidation
de dialogues      de générations

des Chiasson des Landry des Comeau
des Miller des Turcotte des Roy des Sans nom
des quais des villes des écoles des cours à scrap
des boulangères des charpentiers des aubergistes
des cuisiniers des tuteurs des traductrices
des chansonniers des peintres des sans-papiers
des pères des mères des fous des vieux des orphelins

on s’entraide on invente on grandit on danse
on espère

encore

on dort parfois trop longtemps
ou pas assez
on s’unit on s’oppose
on répète les mots qui hantent nos légendes
on s’arrache à la violence
on s’offre aux autres tout silence

hors du temps
on se défend du non-sens

on se regarde parfois sans rien faire

Ta langue
n’est pas la mienne

mon langage
reste emprisonné
derrière une bulle de verre

tu m’obliges
à me désapprendre à me résoudre à me réduire

Comment m’y retrouver ?

tu prends mon territoire
par en dessous

et ne me parles
même pas

ni ne me regardes

Faire communion
est-ce possible ?

même si tu ne me comprends guère
tu me donnes
des raisons d’écrire

N’avons-nous pas
à être solidaires
comme les arbres ?

Femme de mémoire
femme d’horizon
femme torrent

ton Nord
vient jusqu’à moi

nous sommes les mêmes
à quelques noms de plantes près

cueillettes urbaines commandées par l’exil

tu me dis
viens mourir dans mes rivières      n’aie pas peur

je me présente à toi
mes paroles sont un peu voilées tu m’écoutes
dans ton capteur de rêves
tu les attrapes
tu saisis tout de moi

tu me dis encore
N’as-tu pas appris ma langue ?

je pense à nos ancêtres
entremêlés
le pays en est habité

comme les poètes
j’aime à penser
que nous sommes
sauvages
la Terre    les hommes    le vent    nos rives    les roses    l’eau    le sel    les dunes    la lumière    nos forêts    l’espace

tes yeux se posent sur moi

tu me traques
comme au temps
de la chasse

alors seulement
je sais que tu me respectes

je recoiffe mes rêves de lichen
je rallume les rochers du monde

Brigitte Lavallée
Texte publié dans le No 17. Faire communauté

Brigitte Lavallée. Photo : Annie France Noël
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