Route 26
(Trois-Rivières – Montréal – New-York – Lyon, octobre 2016)
[A]rrêt
Que faut-il d’élan, de courage ou de folie
pour quitter à pied, valise en main,
le banc de l’Abribus et ne jamais revenir ?
[B]us
Définir l’horizon revient parfois à tenir compte
des horaires, de la météo, de l’état des routes,
du prix du billet ou même des promotions.
[C]orrespondances
Aucune vie n’est rectiligne, toujours il faut choisir.
Le chemin le plus clair peut finir en routine,
celui plus escarpé aussi, mais il faut choisir.
[D]ésert
Les autocars roulent de nuit et finissent sans faute
sous la lumière au néon des cafés sales et improbables
où rien n’est possible sinon continuer.
[E]mbarcadère
Parfois au bout de la route il y a la mer
et l’espoir azur illimité d’une frontière
derrière laquelle il sera possible de croire.
[F]rontières
Ces hommes, uniformes de kevlar, qui ne savent plus parler,
seulement aboyer, à d’inquiètes files, les mots à présenter :
passeport, autorisation, adresse, personne à contacter.
[G]are
Au tableau noir, les lettres roulent mécaniquement,
machine à sous où apparaissent des noms de villes
et des horaires et, en jackpot, un numéro de quai.
[H]eures
Les aiguilles de l’horloge indiquent les points cardinaux,
les espaces de l’attente, arrivées ou départs, et le temps,
immobile et désespérant, passe en silence.
[I]dée
Décréter que la vie est fugace,
tirer au sort la direction, un dé pour décider
s’il faut rejoindre la Mer du Nord ou la Méditerranée.
[J]etée
Les vagues contre la roche grise, le visage salé humide.
Sourire au vent, aux éléments, et jouir,
avaler la mer, les mots noyés dans le ressac.
[K]ilomètres
L’asphalte de la route se déroule noir et identique
au noir du ciel, des arbres et, au bout, au loin, rien,
et pourtant on avance.
[L]imite
Pourquoi toujours penser aux lendemains, aux conséquences,
pourquoi se limiter à l’espace qui nous entoure, hésiter, douter, attendre,
pourquoi justifier le sens de nos voyages ?
[M]ur
Passer de l’autre côté est vain et inutile,
il faut l’escalader dans le plaisir du vertige
et s’assoir dessus pour contempler la mer.
[N]éant
Ce vide qui nous suit et jamais ne nous quitte,
ce creux en nous impossible à combler
et la vie comme une valise lourde de mélancolies.
[O]bjectif
Et toujours l’horizon comme unique avenir,
avancer vers l’inconnu en espérant atteindre la chaleur,
la forme et la caresse des corps et des orgasmes.
[P]ort
L’odeur de rouille dans l’iode du matin,
le grondement du métal bercé par le reflux,
le désir clandestin de monter à bord pour fuir.
[Q]uai
Le reflet mouillé des nuages qui assombrissent le décor,
le train qui attend dans un vacarme gris d’annonces microphoniques,
son départ imminent et nos doutes.
[R]oute
Le macadam glisse en silence vers d’étranges silhouettes.
Sur les bas-côtés, arbres ou baraques, chats ou prostituées,
et l’espérance d’une station d’essence.
[S]tation
L’homme en salopette qui attend le client,
la femme cernée, abandonnée là par celui qui ne reviendra plus,
vingt litres d’essence, une barre chocolatée.
[T]rain
Le train avance dans une pluie rapide et horizontale.
Les gouttes en transparence dessinent les chemins éphémères,
les racines intimes d’une cartographie humide, comme oubliée.
[U]biquité
Rêver d’ailleurs sans quitter le lit, traverser les frontières
en restant ici, abolir les décalages horaires,
faire du monde un seul sol, une seule destination.
[V]oiture
La voix rauque de Leonard Cohen dans l’autoradio,
Jack Kerouac au volant, la route au-devant, et leurs mots
comme unique espoir de partir enfin.
[W]agons
Quitter nos souvenirs dans une vapeur nouvelle,
imaginer six wagons qui progressent sur une ligne de rails
et croire aléatoires les images qui s’en évanouissent.
[X]XL
Glisser entre les continents sans tectonique des plaques,
sans océans ni frontières, sans murs ni exils, sans douanes ni passeport,
sans errance, être ici comme ailleurs.
[Y]eux
Basculer les rêves à l’avant des paupières
et les regarder en face pour oser prendre ce chemin
qui désormais aboutit ailleurs que dans le réveil.
[Z]ones
Traverser les saisons des plages à marée basse,
des champs de coquelicots, de neige dans les sapins.
Attendre le lever du jour, la caresse du temps.
Texte publié dans le No 15. Chemins de vers. Poésie