Marie-Claire Dugas. De l’usage des bibliothèques en temps de guerre

Marie-Claire Dugas

Avis au personnel : nous tenons à vous aviser que la bibliothèque restera ouverte durant les hostilités. Nous estimons que le travail des bibliothécaires est un travail humanitaire comparable à celui de la Croix-Rouge. Nous demandons à nos employés de servir tous les clients qui se présenteront en ces lieux avec tendresse et respect. N’oubliez pas que « l’art sauvera le monde 1 ».

Le livre comme lumière du monde

Les temps sombres de mars 1944
Dans ce pays coincé entre deux puissances
Ce morceau de terre occupé opprimé

Les morts sont milliers
Les vivants cherchent à fuir
Il faut partir ou mourir partir et mourir tout quitter
Il faut rester et survivre
Essayer de durer

La bibliothèque devient point de fuite
Sur les rayons toute la sagesse du monde
Contre la barbarie des hommes

Dans l’asile de la bibliothèque il prend le livre
Le livre est une mémoire vive
Un pavé de résistance

Dans la marche de l’histoire le livre s’est arrêté
S’est déposé en chemin
Pour imprimer cette date au cœur du monde
7 mars 1944, Tallinn, Estonie
Un livre comme un survivant
Miraculé
Un réchappé de l’oubli
Le livre a arrêté le temps

On se réfugie où l’on peut
La lecture devient une arme

Dans le livre il y avait
Cachée en palimpseste
La recette du bonheur

Le livre posé sur la table où la nourriture manque
Caché sous le lit pour remplacer l’amour
Glissé dans la poche pour éclairer le chemin
Placé sur l’étagère pour témoigner du quotidien
Les mots de l’écrivain ouvrent des portes nourrissent ravivent consolent soutiennent

Il avait codé et décodé le livre
Il avait enfoui dans le livre les secrets de sa vie
Inscrit en filigrane toute l’horreur
Vue faite entendue
Les voisins disparus
Ceux qui étaient revenus morts vivants de l’histoire
Les camps écrits dans la peau
L’épiderme de la guerre
Le nerf de la terreur
La brisure du soleil sur les tombes
Le crissement des bottes
Le bruit des balles
Les cris

Les mots avaient protégé si peu mais un peu
Les mots avaient brillé si peu mais assez

En ces temps de ravage et de haine
La beauté se cachait entre les lignes
Était parfois si petite que lueur dans la nuit
Que chuchotement d’espoir
Que fragment de bonheur

Le livre
Seul
Contre la haine contre les camps contre le goulag contre la mort contre la terreur et la peur

Le livre
Dans sa fragilité de papier
Et nos vies
Déchiquetées

1 Fiodor Dostoïevski

 

Marie-Claire Dugas

Texte publié dans le no 8 Jeudivers

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