Martine L. Jacquot. La clé en or

Martine L. Jacquot

Comme il le faisait tous les premiers lundis de chaque mois depuis des années, il se rendit au 20, rue de la Prévoyance. Il connaissait le chemin par cœur. Il ralentissait toujours le pas en traversant la petite place ombragée de platanes en été ou luisante de verglas en hiver ; il observait du coin de l’œil les couples assis sur les bancs, se demandant s’il s’agissait d’amoureux, il respirait l’arôme du pain qui s’échappait de la boulangerie voisine, il écoutait le vrombissement des trams qui s’éloignaient sur le boulevard… Il aimait ce quartier. C’était une sorte d’îlot dans la ville.

Ses gestes s’accomplissaient automatiquement, sans qu’il eût à penser. Il franchit le portail, traversa la petite cour pavée, monta l’escalier aux planches grinçantes, puis introduisit sa clé dans la serrure de l’appartement au premier étage. Il entra, ôta ses chaussures et les laissa sur le paillasson, puis se rendit dans la pièce du fond qui servait de bureau et ouvrit le petit coffre-fort dont il connaissait la combinaison par cœur. Il en sortit une boîte, compta quelques billets, les fourra dans sa poche et remit tout en place avant de ressortir. Inutile de s’inquiéter : il connaissait les habitudes de la maison et savait qu’à cette heure l’appartement était vide. Son ex-femme était au travail et ne rentrerait pas avant la fin de la journée. La ménagère ne venait que les mardis et les vendredis. On recevait peu, et seulement le dimanche.

Brave petite clé, qui lui permettait d’entrer et de sortir à son aise, de se servir comme il le faisait avant, quand il habitait ici. Brave petite clé qui le nourrissait comme s’il vivait (encore) là.

Rapide incursion mensuelle, sans laisser de traces, et le tour était joué. Il sourit, heureux de ce que la vie lui offrait. « J’en profitais avant, se dit-il, alors pourquoi pas maintenant ? J’y ai droit, il me semble, et on ne peut plus me reprocher de prendre trop de place : je suis absent. »

Voilà plusieurs années qu’il avait quitté cet endroit, n’emmenant avec lui que son sac à dos bourré de vêtements, deux livres, une carte des sentiers de randonnée, sa brosse à dents et sa précieuse clé. Cette clé, combien valait-elle à présent ? Une poignée de billets par mois… Jamais son ex ne se rendrait compte de ce qui manquait, il en était persuadé. Il savait qu’elle empilait dans sa boîte le fruit de ses consultations payées en liquide et qu’elle n’avait jamais su tenir sa comptabilité en ordre. Tant que le coffre n’était pas vide, elle ne remarquerait rien.

Tout en marchant à grandes enjambées sur le trottoir, il frottait sa clé entre ses doigts, comme s’il la caressait. Suspendue à son cou au bout d’un cordon, elle ne payait pas de mine. Mais il l’aimait. « C’est MA clé, c’est mon gagne-pain », se répétait-il. Divorcer avait été une bonne décision. Il n’avait plus à subir un mariage qui ne rimait à rien, mais il en gardait les avantages. « Je me sers et je garde ma liberté, il suffisait d’y penser. »

Au début, il lui était parfois arrivé de craindre de trouver son ex là, dans sa chambre, enfermée telle une des victimes de Barbe Bleue. Il lui était arrivé de craindre qu’elle change la serrure. Mais non. Tout restait identique. Cette femme avait toujours été prévisible. Il savait où se trouvait le magot qui se renouvelait comme une source. Il calcula le nombre approximatif de visites qu’il avait pu effectuer à son ancien logis grâce à sa brave petite clé, le montant ramassé. Ce bout de ferraille terni commençait à valoir cher. Cette clé valait son pesant d’or ! Elle méritait qu’il la traite mieux. « Je devrais la faire plaquer en or », se dit-il tout bonnement.

En ce premier lundi de mars, il était tout fier. Il avait apporté sa clé chez le bijoutier, qui l’avait recouverte d’une mince feuille d’or. Elle brillait comme un vrai bijou. « Certains font bien bronzer les premières chaussures de leurs enfants pour les préserver comme un trésor, alors pourquoi pas ma chère petite clé ? » se dit-il. Il la glissa dans la serrure. Doucement, en tentant de ne pas rayer l’or. Elle refusa de pénétrer. Il insista. Elle finit par entrer, mais refusa de tourner. Inutile, la clé en or. La couche de précieux métal, quoique fine, avait changé sa taille. Pauvre petite clé qui ne pourrait plus servir, tant elle avait grossi…

 

Martine L. Jacquot

Texte publié dans le no 8 Jeudivers

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