Émilie Turmel. Quarante-trois perce-neiges

Pour SPT. 

j’avais rendez-vous avec un ami
dans un coin calme du vieux triangle
pour manger à la table des poètes anglais

sans me connaître il m’attendait
pour m’offrir un bouquet 

quarante-trois petites fleurs 
qu’il avait cueillies lui-même, la moitié
dans un parc devant l’hôtel de ville, l’autre
en chemin vers le restaurant 

tous deux assis à la table 
des poètes, il m’a raconté l’histoire 
la légende des petites fleurs blanches 
qu’il s’apprêtait à m’offrir 

           une plante de mémoire
           conjurant la bêtise, ses racines
           comme un antidote à l’oubli
           Hermès les aurait offertes à Ulysse, dont Circé 
           avait changé l’équipage en porcherie 

la légende n’était pas moins étonnante que l’offrande
quarante-trois fleurs fraîchement cueillies 
tandis qu’avril traînait encore 
sa froque hostile et crispée
le long des trottoirs 

sans le savoir j’attendais 
depuis longtemps déjà
cet exact bouquet 

           un perce-neige pour affranchir le sens 
           un autre pour affranchir le son 
           un perce-neige pour apprendre à naître
           et un pour la vie de tous les jours 
           un perce-neige pour la magie pure 
           un perce-neige pour l’amitié
           un perce-neige pour l’Acadie 
           un perce-neige pour la table des poètes francophones
           deux perce-neiges pour la révolte : un pour la terre 
           et l’autre pour son cri
           un perce-neige pour la réconciliation
           un perce-neige pour les amours plurielles  
           un perce-neige pour sauver la beauté du monde
           un perce-neige pour ouvrir les yeux
           et un pour ouvrir le langage
           un perce-neige pour les plus hautes marées
           un perce-neige pour l’urgence de se dire 
           un pour les sages
           un pour les fous
           un pour faire la différence
           un perce-neige pour appeler le soleil
           et un autre pour appeler la pluie
           un perce-neige pour prédire le temps qu’il fera
           un perce-neige pour le temps
           un perce-neige pour l’absence
           un perce-neige pour la solitude 
           un perce-neige pour l’ennui
           un perce-neige pour apprécier les choses inutiles
           un perce-neige pour réparer ce que l’on brise
           un autre pour se consoler de la perte
           un perce-neige pour savoir se recoller
           un perce-neige pour faire un pas de côté
           un autre pour faire de la place
           un perce-neige pour l’altérité
           un perce-neige pour apprendre à tomber
           un perce-neige pour la résilience 
           un perce-neige pour se lever tous les matins 
           un perce-neige pour le feu
           et un pour la joie
           un perce-neige pour la mémoire
           un perce-neige pour les questions millénaires
           un perce-neige pour les abeilles
           un perce-neige pour l’espoir
           quarante-trois perce-neiges 
           pour que les printemps à venir ne tardent jamais 
           à crever la sclérose des plus rudes hivers

après avoir réglé l’addition et quitté la table
sur le pas de la porte du vieux triangle, cet ami 
qui me connaissait peut-être mieux que moi-même
a sorti de sa poche un sac en papier brun 
quarante-trois 
bulbes 
à planter 

 

Émilie Turmel

publié dans le numéro 34. Jardins divers

Image : Marika Drolet Ferguson VM01 à 10, numérisation d’une pellicule 35mm couleur, 2014

 

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