Muhammad Al-Digeil. Le tango de l’identité

English / Mi’kmaq

– Traduit par François Chapron

Sylvie Pilotte. Plat de résistance. Acrylique, crayons et collage sur papier cartonné – Format 30″ x 26″

Buenos Aires est une ville dangereuse—du moins, c’est ce que l’on m’a dit—et j’aimerais être à l’hôtel avant la tombée de la nuit, mais mon avion, dont la durée de vol sera de 15 heures, n’est pas arrivé. Il a près de deux heures de retard. J’ai également dû patienter une heure de plus pour mes bagages—la pluie diluvienne soudaine qui nous a accueillis à l’arrivée a donné beaucoup de fil à retordre au personnel au sol de l’aéroport international Ministro Pistarini.

Dans le hall de l’aéroport, j’aperçois un guichet automatique de la HSBC. Je reconnais la marque, j’ai donc confiance. Je somme la machine de me donner mille pesos qu’elle crache avec obéissance en billets de banque. À l’extérieur du terminal, je cherche un taxi. Les gens qui écrivent dans les forums sur Internet m’ont averti de ne faire confiance qu’aux taxis Radio Taxi et j’en remarque un qui entre dans une station de taxis. Alors que je m’avance dans sa direction, un homme portant des vêtements ordinaires s’approche et demande « anglais ou espagnol ? ». Je choisis de pratiquer mon mauvais espagnol. Il lève le pouce en signe d’approbation.

« ¿Dónde vas ? »
« Regal Pacific en Puerto Madero. »
« Trescientos noventa y dos pesos. »

Je fais un oui de la tête et il me montre le Radio Taxi. Je prends place sur le siège arrière en disposant bien mon bagage à main tandis qu’il fourre mes autres sacs dans le coffre. Il se penche ensuite à la fenêtre du passager avant.

« Señor, trescientos noventa y dos pesos, por favor. »
« Bueno. »
« Señor, tenés que pagar ahora. »

Je dois payer maintenant ? Je fouille dans ma poche et en sors quatre billets que je lui remets. Entre-temps, mon appareil photo s’échappe de mon sac à dos. Je me tourne pour le remettre à sa place.
« Señor », dit-il en me redonnant l’argent. « Trescientos noventa y dos pesos. Esto es cuarenta. »

Je m’excuse et prends l’argent. Le guichet a dû distribuer des billets de dix. Je fouille pour trouver quatre autres billets, mais cette fois-ci je les examine—ce sont bel et bien des billets de cent. Il est content, me remercie et fait signe au chauffeur de démarrer.

Désorienté, je fais le point sur ce qu’il me reste : deux billets de cent pesos et quatre billets de dix. Il m’a dupé.

¡Che, bienvenido a Buenos Aires !

Alejo, un Argentin qui m’aidait avec mon espagnol sur Skype, m’avait dit d’être prudent car, en tant que gringo, je serais la cible d’escroqueries. Je me souviens d’avoir été perplexe : moi, un gringo ? Je croyais que le terme faisait référence aux touristes blancs en Amérique latine. C’était la façon polie d’Alejo de dire étranger.

J’ai été un étranger partout où j’ai vécu et cela rend la tâche encore plus difficile lorsque je dois répondre à la question « d’où viens-tu ? » Une dame soudanaise assise à mes côtés dans l’avion de Toronto à Santiago, surprise de constater que je pouvais m’exprimer en Arabe avec un soupçon de son dialecte, a résumé ma situation de façon succincte et pourtant incomplète : « Donc, vous êtes kenyan d’origine yéménite, vous vivez au Nouveau-Brunswick, vous avez grandi au Soudan, au Yémen et à Dubaï et vous partez maintenant pour Buenos Aires ? »

En tant que touriste, la bienséance qui veut que la question soit impolie dans certaines parties du monde se dissipe, et la question devient un déclencheur essentiel du dialogue. Dans mes réponses, j’alterne entre « le Canada » et « le Kenya », mes deux réponses favorites. Toutefois, j’ai l’impression que ces deux réponses manquent de franchise, car elles semblent incomplètes, et « Kenyan-Canadien » n’est pas un lieu d’où l’on peut venir.

Je vis au Nouveau-Brunswick pendant plus de vingt ans. Lorsque j’ai visité Lunenburg, en Nouvelle-Écosse, un ami m’a reproché d’essayer de paraître exotique en « prétendant » venir du Kenya alors qu’en fait, je venais de la province voisine. Pourtant, quand je dis venir du Canada, j’ai le sentiment que ce n’est pas une réponse satisfaisante. Cela n’explique en rien votre accent, et encore moins votre apparence.

Même si je n’ai vécu là que dix années discontinues, je suis né au Kenya. Je parle couramment le Swahili et je visite le pays souvent. Mais à l’extérieur des deux plus grandes villes le long de la côte — et donc presque partout au Kenya—, on me demande souvent d’où je viens.

Les gens prennent des libertés avec mon identité. Dans le brouhaha de la rue Florida le lendemain, je me faufile dans la foule tumultueuse remplie de danseurs de tango, de marchands et de mendiants, tous en accord avec les notes sporadiques du triste bandonéon. Un homme debout devant un magasin chante « Cambio… Cambio… Dólares, Cambio. » Il me demande si je veux changer des « reales ». Des reales ?

Quelques jours plus tard, en quittant une auberge de jeunesse en Patagonie, je remarque un présentoir de billets de banques du monde entier. Par instinct, je cherche mes devises et trouve un billet de cinq dollars du Canada et un billet de cinq dirhams des Émirats. Alors que je balaie du regard le présentoir pour trouver des shillings du Kenya, je vois un billet de dix reales du Brésil. C’était donc cela.

Le changeur n’est pas le seul à faire cette erreur. À Caminito, un touriste brésilien me demande, en portugais, de prendre des photos de lui avec trois appareils photo différents. Je lui dis que ne parle pas le portugais.

« D’où venez-vous alors ? »
« Du Canada », je choisis de répondre cette fois-ci.
« Oh ! Je pensais que vous étiez brésilien… Toronto ? »
« Non, plus à l’est. »

À l’étranger, j’ai eu peu de chance pour décrire le Nouveau-Brunswick. Les quelques fois qu’on a su d’où il s’agissait, j’étais vraiment très heureux.

Il me donne ses appareils et garde le même sourire statique pour les trois prises.

Mon ami, Subhasish, arrive le troisième jour de mon séjour à Buenos Aires. Je lui fais visiter ce que j’ai découvert de la ville lorsqu’un homme trapu s’approche de lui. « Salut l’Indien, je viens du Pérou… » Nous poursuivons notre marche, perplexes quant à ses intentions. Subhasish vient de l’Inde, l’homme avait donc vu juste sur ce point-là.

Alors que nous rentrons à l’hôtel, dans une rue secondaire, un hippie assis sur une marche, les mains jointes, incline la tête et dit à Subhasish, « namaste ». Ce n’est pas la seule fois que nous entendons cela. Au milieu de notre randonnée de plusieurs jours à travers Torres del Paine, au Chili, un randonneur arrive dans la direction opposée, et en contraste flagrant avec les refrains anglicisés Buen dias et Holas que nous entendons, il lève la main et salue Subhasish d’un « namaste ».

Je regarde Subhasish en me disant que ce serait agréable d’être si clairement d’un lieu que les gens peuvent te regarder et t’entendre et savoir exactement où te placer sur la carte.

Aussi pertinente que soit la remarque, je sens que cela n’amuse pas Subhasish d’être catalogué. Pour lui aussi, ses origines indiennes ne disent pas tout. Il s’identifie fortement à Seattle et a vécu plus longtemps en Amérique du Nord qu’en Inde. Néanmoins, lorsque je suis avec Subhasish, on suppose parfois que je suis indien aussi.

À Buenos Aires, nous rencontrons Fernando, un chauffeur de taxi jovial fier de pouvoir parler un anglais fonctionnel qu’il a appris en travaillant dans le secteur du tourisme en Espagne.

« Vous venez du Bangladesh ! », affirme-t-il.

Ébahi par la remarque, j’exprime mon étonnement, Fernando y voit malheureusement une confirmation. Subhasish est un Bengali indien, Fernando a donc une très bonne lecture de son ethnicité. Après plusieurs tentatives, il devient gênant d’essayer de corriger Fernando, alors nous acceptons les nationalités bangladaises qu’il nous a attribuées et répondons à ses questions sur le Bangladesh.

Je raconte à Fernando mon histoire d’escroquerie des 400 pesos à l’aéroport. Il rit.
« Je vous conduirai à l’aéroport pour deux-cent-cinquante pesos ! », s’exclame-t-il. « Vous n’aurez à payer qu’une seule fois ! ». Il en rit comme s’il s’agit de la meilleure blague qu’il a entendu de toute la semaine.

La veille de notre départ, Subhasish se balade le long de la rue Florida et se retourne pour me dire qu’il est de nouveau tombé sur le Péruvien qui cette fois a pu terminer sa phrase : « Salut l’Indien, je viens du Pérou ! ». Puis, pointant dans la direction générale d’un restaurant, « Il y a une bonne grilladerie là-bas. » Une recommandation peu judicieuse quand on sait que Subhasish, pour des raisons culturelles, ne mange pas de bœuf.

Fernando est en retard pour venir nous chercher à l’hôtel, mais cela ne nous inquiète pas, car nous avons prévu un peu plus de temps pour faire une visite de la ville avant de nous rendre à l’aéroport. Il s’arrête près de Casa Rosada, stationne dans un tronçon isolé de la rue, puis coupe le moteur.

« C’est la Casa Rosada là-bas. Je vais attendre ici avec vos bagages. »

Le plus vieux tour au monde. Nous sommes à Buenos Aires et il ne faut faire confiance à personne—surtout pas aux chauffeurs de taxi. Mais Fernando, qui n’a été rien d’autre que chaleureux et amical, ne nous a donné aucune raison de douter de lui. Nous sommes partagés, mais nous prenons le risque. Nous prenons tout de même nos passeports avec nous.

À notre retour, nous sommes soulagés de voir que notre jugement de caractère était bon. Fernando nous conduit au feria de San Telmo où, sous un soleil de plomb, nous marchandons avec des vendeurs de rue pour acheter des souvenirs de dernière minute.

Sur le trajet vers l’aéroport, Fernando continue de nous poser des questions sur le Bangladesh. Je laisse Subhasish y répondre, car il en sait beaucoup plus que moi sur ses voisins Bengali. Ne souhaitant pas mentir, il formule ses réponses de façon à ce qu’elles soient aussi évasives que possible.

La situation se corse au moment où Fernando demande « Combien de temps dure le vol de retour au Bangladesh ? »

Subhasish se tourne vers moi pour que j’aille à sa rescousse. Je fais un large sourire. Débrouille-toi, mon vieux.

« En fait, je vais aux États-Unis », répond-il.

La conversation dévie sur l’industrie de la TI aux États-Unis et notre supposée fortune. Fernando tient parole et nous le payons qu’une seule fois—il ne compte même pas l’argent.

À mon arrivée à Fredericton, mes bagages ont du retard, car Pearson récupère de la dernière tempête de neige. Je monte dans un taxi et après quelques échanges, le chauffeur me demande « Alors, d’où venez-vous ? » Je regarde les hauts bancs de neige qui défilent et décide de mettre de la nouveauté dans ma réponse cette fois-ci : « Je reviens juste de Buenos Aires. Il a fait trente-cinq degrés hier. »

Muhammad Al-Digeil
Publié dans le No 17. Faire communauté

Muhammed Al-Digeil. Photo : Annie France Noël
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