Éric Kennedy. Les bonshommes sept heures

Éric Kennedy

Toc toc toc
Les agents de Harper à nos portes
Toc toc toc
Vite, mettez vos bottes !
Toc toc toc
Allez, mettez votre froc !
Toc toc toc
Vite, il faut qu’ça sorte !
Toc toc toc
Allez donc travailler dans une shop !

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André* se lève, le cœur battant. Ici, les portes ne sont pas barrées, les gens ne sonnent pas pour entrer. Si vous sonnez, vous êtes un étranger.

André est fatigué. Les bills à payer, qui ne cessent de s’accumuler. Il vient à nouveau d’être « lay-offé ». Avant, il était pêcheur, mais les prix des stocks ont encore chuté. Les Américains ont inondé le marché du homard. Encore plus difficile d’arriver. Il s’était trouvé une autre jobine à l’usine de traitement de volailles située à 70 km de chez lui. Des shifts de nuit, passés à déplumer des poulets, pour faire plaisir au palais des petits frais qui vont ensuite venir l’égorger ou le saigner à petit feu. Mais les poules se sont envolées vers d’autres cieux.

André se lève. Il se sent déprimé. Sa femme travaille à la petite épicerie du village d’à côté. Les filles sont à l’école. Et lui, il a beau éplucher les annonces, faire des appels et demander à ses chums, rien à trouver. Et eux aussi, ils sont dans une situation aussi désespérée. Pas de quoi se sentir bien épaulé, pense-t-il. Il ouvre la porte sur une femme, à l’habit sévère, au sourire « scotché » au visage. Un vent froid s’engouffre dans la maison. La femme est froide comme un glaçon, ce n’est pas son imagination.

– Monsieur Bienvenue ? Vous êtes bien André Gédéon Bienvenue, domicilié au 18 du rang Bois-Joli ?

– Ben oui, l’adresse est écrite sur la porte… répond André, un peu surpris.

La dame continue comme une automate.

– Vous mesurez 1 mètre 75, vous pesez 215 lb et vous chaussez du 10.

André se frotte les yeux. Il ne dort pas beaucoup ces temps-ci.

– Euh…

– Puis-je entrer ? demande l’agente du gouvernement.

– Ben, c’est que j’ai pas eu le temps trop trop de ramasser… hésite André. Vous auriez pu appeler vous savez, pour vous annoncer…

– Ce n’est pas grave, ça ne prendra pas beaucoup de temps.

– Et sans attendre une réponse, la dame avance. Le nez en l’air, elle le suit jusqu’au salon. Il l’invite à s’asseoir. Il s’installe face à elle. Elle fouille dans ses papiers et il essaie de rompre le silence glacé.

– Vous voulez quelque chose à boire ? Un verre d’eau ? lui offre-t-il.

– Non, sans façon. Puis, elle enchaîne aussitôt. Je travaille pour Service Canada et je voudrais vous poser quelques questions.

– Oui, allez-y.

– Vous êtes présentement prestataire d’assurance-emploi, est-ce exact ?

– Oui, répond-il.

– Et vous cherchez de l’emploi, je l’espère ? demande-t-elle, sur un ton plein de reproches.

– Bien sûr, madame. Mais vous savez, dans un petit village comme ici, où tout le monde est sur le chômage en même temps, c’est pas toujours évident…

– Avez-vous des preuves ? l’interrompt-elle.

– Que voulez-vous dire ?

– Des preuves que vous cherchez activement ?

– Ben… j’ai des lettres d’application, des refus…

– Parfait, j’en aurai besoin pour mes dossiers. Mais bonne nouvelle, ne cherchez plus ! Je vous ai décroché un emploi Monsieur Bienvenue !

– Ah oui ?

Il avait un mauvais pressentiment.

– Un poste d’ouvrier de nuit dans un moulin à scie, à 100 km d’ici. Plus élevé que le salaire minimum. Une vraie chance !

– Euh… vous êtes sérieuse là ? J’vais faire quoi de ma famille ? On a seulement un char… Ça allait ben quand mes chums étaient ici, on ridait ensemble, mais ils sont tous partis dans l’Ouest.

Elle l’interrompt.

– Monsieur Bienvenue. Vous ne pouvez refuser un emploi. C’est la loi ! Si vous refusez, votre chômage sera coupé. De toute façon, j’ai un plan B pour vous…

Elle cherche dans ses papiers et lui tend une offre. Il la saisit, la main tremblante. L’en-tête du gouvernement de l’Alberta lui saute aux yeux. Tandis qu’il lit, elle lui vante les mérites du poste, quasiment comme si elle avait des parts dans la compagnie.

– C’est une offre irrésistible… La compagnie Suncor cherche désespérément des travailleurs pour leur nouveau puits de Fort McMurray.

– Et quand la pêche va reprendre, quand les prix des stocks vont remonter, qui va le pêcher le poisson si vous nous shippez tous ailleurs comme des

 ?

– C’est ça ou être roulé dans la farine, monsieur.

André se sent comme si on lui avait brisé les os. Il imagine ses chums d’usine, ceux qui restent, assis dans leur salon, avec une version différente du Bonhomme sept heures qui leur fait la même offre. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Bientôt, il ne restera plus personne en Acadie, nous aurons tous été déportés, pense-t-il.

La dame partie, André est assailli de doutes. Sa vie est un échec. Sa province est à sec. Il se sent comme ses poules à l’abattoir ou comme ses homards en cage. Il range ses vidanges dans le garage. Il aperçoit une corde. Une pulsion lui remonte des entrailles, qu’il tente de contenir.

Il saisit la 

dans son garage et une idée lui vient… Se pendre, et se condamner. Mais être libéré. Ou encore… Oui, pourquoi pas. Disparaître. Non. Simuler son enlèvement. C’est ça ! pense-t-il. Mais il devrait agir seul, comme un homme désespéré peut le faire. À l’insu de sa famille, afin de la protéger. Mais son coup fonctionnerait. Il aurait au moins de quoi rester encore un peu sur la terre de ses ancêtres.

Toc toc toc
Les agents de la peur à vos portes
Toc toc toc
Faites lever la garnotte !
Toc toc toc
Allez, au travail, saisonniers
Toc toc toc
L’hiver est à nos portes
Toc toc toc
Et votre homard, je le rote !

*Le nom a été changé, puisque ce texte est une fiction et que nous voulions respecter la vie privée des partis impliqués.

 

Éric Kennedy

Texte publié dans le no 8 Jeudivers

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