Jean-Michel. L’indigestion

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Photo : Jean-Pierre Caissie

Je me désole de constater qu’à cet instant précis, il y a, dans le monde, plus de livres qui seront écrits que je pourrai en lire. C’est que j’ai longtemps eu l’envie, quelque peu irrationnelle, de tout lire, de tout écrire. De tout voir et tout savoir. De tout toucher ou de goût goûter. De sentir vibrer l’éventail de ce monde dans mes entrailles bien profondes. Alors j’imagine. J’imagine que je pourrais me cloner, créer mille versions de moi. Mais encore, ces versions, seraient-elles à mon image ? Pourraient-elles penser de façon indépendante ? Auraient-elles l’envie de tout lire elles aussi ? Et si j’ai cette possibilité de me multiplier, alors les autres la possèdent sûrement. Et si les auteurs se multiplient, par conséquence le nombre de livre également. Je ne règle absolument pas mon problème, au contraire je l’édifie, le solidifie. De plus, la possibilité de ne plus avoir le contrôle absolu sur mon être me fait trop peur. D’ajouter une goutte de mal dans cette solution trouble qu’est l’échec humain sur Terre me troublerait. Si une de ces versions tournait mal. Si elles tournaient toutes mal ! Mille versions perverses et perversions de moi. Si, si, si. Si j’aurais la force d’arrêter le massacre, car les scies coupent les raies mais elles coupent aussi les forêts. Cependant, on reste accrochés, à se faire croire que nous sommes libres ici et maintenant, que tout est à notre portée. Donc l’envie de tout remonte à la surface en prenant trop de place, en rouillant tout ce que la raison a construit comme barrières et à moisir l’innocence qui nous nourrissait depuis que nos yeux ont commencé à respirer. Utopie tu me désoles, car un beau matin on constate que de saisir ce tout est impossible. Rien n’est impossible, sauf tout. Puis c’est la déprime. Puis l’angoisse. Puis, dans mon cas : l’illumination. Puits de lumière. J’ai compris, enfin ! En sondant les mécanismes, on arrive à comprendre. Comprendre que le sens de la vie, c’est que la vie ne fait pas de sens. Il suffit de s’attarder à un détail précis, un objet, un concept aussi futile que le temps, sans trop chercher à comprendre pourquoi, pour réussir à oublier que nous ne sommes que des masses en putréfaction depuis notre naissance. Voilà la réelle motivation de l’humain, celle qui l’éloigne de l’angoisse du vivant. C’est la panique, ça explose dans tous les sens. Des foules qui se défoulent. Il suffit donc de choisir quelque chose, n’importe quoi, pour oublier. C’est assez simple finalement de vivre. Pour ma part, j’ai choisis les biscuits soda. Plusieurs trouveront cette décision absurde et vide de sens et me demanderont : pourquoi donc les biscuits soda ? À cela je répondrai : pourquoi la musculation, pourquoi la botanique, pourquoi les sciences, pourquoi le bouddhisme, pourquoi la flûte, pourquoi l’amour, pourquoi pour quoi ? Il y a trop de choses. Trop de choses pour tout saisir. Alors je vais mordre dans mon choix à pleines dents : les biscuits soda. Oui, c’est ce que je vais faire. Plus rien ne devra exister. Juste ça. Je n’ai pas peur parce que j’ai compris. Voilà des millénaires que nous cherchons le savoir absolu, nous confinons les parties du tout dans de blafardes encyclopédies, qui grandissent toujours et toujours comme l’univers qui est en perpétuelle expansion sans que nous arrivions à la source du questionnement, ce pourquoi. Nous flânons dans l’espace à la recherche de nouvelles pages pour nos encyclopédies mais encore : aucune réponse. Tant qu’à vouloir tout faire et tout comprendre, ne vaut-il pas mieux s’en remettre à une seule chose et de bien la connaître, de bien la faire cette chose ? Pour ma part, je le répète, j’ai choisi les biscuits soda. Peut-être après tout qu’il se trouve dans les biscuits soda ce savoir absolu. J’ai donc ce matin pris la résolution d’oublier tout le reste et de faire en sorte que rien ni personne n’allait pouvoir m’éloigner de ce but. Laissez-moi vous expliquer ce choix. Il y a de cela quelques mois déjà, j’étais au salon funéraire pour le décès d’une personne morte. Je parle aux proches, je m’emmerde et je décide finalement d’aller faire un tour dans les salles avoisinantes du salon. Je découvre alors une salle remplie de petites boîtes. Ce sont des humains ayant subi une crémation. Je regarde subjugué tous ces inconnus réduits en poussière lorsque mon regard s’accroche sur une boîte, plus grande que toutes les autres, contenant les cendres d’une famille au grand complet. La famille Brûlé. Je n’avais jamais ri dans un salon funéraire. Tout cela pour démontrer qu’à cet instant, j’ai réalisé qu’il était possible de rire de la mort, entouré de la mort, en étant moi-même en train de mourir. Je pouvais donc rire de la vie. C’est ce que je décide de faire avec ce choix. Cette décision de privilégier les biscuits soda à tout le reste qui existe dans ce monde ne relève pas réellement de la passion car je ne possède pas de ferveur envers cet aliment industrialisé, mais voyez le plutôt comme un acte de lucidité. Oui je suis lucide, je suis transporté par ma lucidité, je suis translucide. J’ai essayé de passer au travers d’un mur, mais je me suis cassé le nez. Je vais réessayer demain. Les murs ont des oreilles et ils ont maintenant eu mon nez. Ma femme ne comprend pas ma décision. Elle se plaint. Pourtant avant elle me comprenait, mais plus maintenant, c’est étrange. Où est donc passé notre coup de foudre ? Je suis électricien, elle adore les éclairs au chocolat mais bizarrement, le courant ne passe plus. Elle est probablement furieuse. Oui, voilà, elle est furieuse. Tout cela parce que j’ai jeté les meubles et les cadres et les rideaux et les assiettes et les enfants par la fenêtre. Ça doit être cela. Elle se plaint. Elle ne comprend pas pourquoi j’ai tout remplacé par des boîtes. Et quand elle a ouvert les boîtes elle m’a demandé pourquoi des biscuits soda, et j’ai répondu pourquoi la musculation, pourquoi la botanique, pourquoi les sciences, pourquoi le bouddhisme, pourquoi la flûte, pourquoi l’amour, pourquoi pour quoi ? Oui, pourquoi l’amour ? Nous étions sur la même longueur d’onde jadis, nous avions aussi la même longueur d’ongle mais ça c’est un simple hasard. Onde de choc. Éclairs au chocolat. Simple hasard. Elle parlait vaguement de divorce, elle voulait que je replace les meubles et que je retrouve les enfants. Je me suis alors demandé pourquoi elle me demandait tout cela, devais-je me sentir concerné ? J’ai feint l’intérêt, ouvert un carton et entamé une boîte de biscuits soda. Le réconfort. Ma maison ! Elle s’est mise dans tous ses états. Elle a voulu grimper dans les rideaux, mais ils n’étaient plus là. Certes, au début je la voyais dans ma soupe mais peu à peu notre relation s’effritait jusqu’à se dissoudre dans cette fameuse soupe. Au fond, elle était un peu comme les biscuits soda. Je croyais qu’elle allait prendre cela comme un compliment mais elle était trop furieuse. De toute façon, pouvait-elle vraiment comprendre ? Puis, l’ultimatum est arrivé, comme une bonne blague, je ne l’ai pas vu venir. Elle a retiré l’anneau de mariage de son doigt, me l’a tendu en me disant : « C’est moi ou les biscuits soda. ». J’ai tout de suite fait ce qu’il fallait. Je l’ai prise très au sérieux. J’ai pris ma boîte de biscuits soda, me suis dirigé vers la poubelle, ouvert le couvercle et j’y ai jeté l’anneau de ma femme. Voilà une bonne chose de faite lui fis-je remarquer la bouche pleine de craquelins. Je fis-je et elle fige, ne bouge plus. Arrêt cardiaque ? Il semble que non, elle respire encore. Tout s’écroule dans un silence majestueux. Les murs écoutent attentivement pour percevoir la fissure qui sourd sourdement dans l’espace-temps. C’est l’univers à l’envers, c’est la petite boule dans la gorge qui s’emplit d’hélium. Elle reprend ses esprits. Elle est blême, comme un fantôme. Ça doit être ses esprits. Ça s’est passé assez rapidement. Elle m’a dit que j’étais fou à lier, que mon esprit se tortillait en colimaçon. Elle m’a dit que j’étais fou à lier. J’ai compris escalier. Elle m’a dit que j’étais fou à lier. J’ai compris souliers. Je n’écoutais plus vraiment. Elle s’est lassée. Lassée par mon indifférence. Non, ce n’était pas de l’indifférence mais plutôt du détachement, oui voilà. Du détachement. Elle se lasse de me voir détaché, comme les lacets de mes souliers que je n’ai pas liés. Elle a compris escalier. Elle m’a dit une dernière fois les mêmes mots mais ils ne voulaient plus rien dire. Je suis une limace qui grimpe un escalier colimaçon, je suis un escargot. J’attends ton signal et lentement je m’éloigne. Ça s’est passé trop lentement. Ces derniers mots à mon égard : « Tu peux garder la maison, je vais garder ma raison. » Elle a ri ou bien grogné, un mélange de tout ça. Puis elle est partie, rejoindre la pluie. Il pleut et c’est l’automne. Elle est partie. J’ai pris les photos d’elle dans mon portefeuille. Son joli visage imprimé sur du vieux papier jaune. Je les ai jetées par la fenêtre. Maintenant, c’est le vent qui porte les feuilles, et elles tombent. Tout tombe. Autrefois, mes pantalons étaient toujours trop larges ou trop longs. Des pantalons larges et des pantalons longs. À cause des biscuits soda, j’ai pris beaucoup de poids. Je devrais peut-être peser mes mots, mais à quelque part, je m’en balance. Cette pression d’être vivant et en mouvement. Il faut bouger ! Tout bouge. Ce qui reste en place, c’est le décor. Comme l’arbre, qui toute sa vie ne fait qu’allonger ses bras vers le ciel et dont son ultime et seul déplacement sera de tomber tristement en se brisant tous les os du corps. Si un arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, est-il vraiment tombé ? Si un homme sourd, aveugle et muet tombe dans une forêt et qu’il crie à l’aide, mais qu’évidemment personne ne peut entendre puisqu’il est muet, n’arrive pas à se relever et croyant que personne ne peut lui venir en aide puisque qu’il n’est pas en mesure d’entendre ni de voir l’orchestre de 12000 personnes qui joue à moins de 50 mètres de lui, se laisse mourir, faut-il lui en vouloir de s’abandonner ainsi au milieu des arbres morts ? Être sourd aveugle et muet, voilà le malheureux destin de l’arbre. Misérable érable et saule pleureur. C’est la pression du mouvement, l’impression du mouvant, insertion dans le vent. Nous sommes pressés, pressés d’être vivants, voilà pourquoi la mort arrive si rapidement. Elle nous agrippe, comme les sables mouvants, l’ingestion du mourant. Mes biscuits soda goûtent le sable et me râpent la langue. Une boule pâteuse se forme créant le désert dans ma bouche. Mes gencives s’assèchent et mes dents sont des cactus. Je mastique le mirage, ça goûte mauvais et ça fait mal. Ce n’est pas bien grave, j’aime bien la sensation de la douleur, je suis sodamasochiste. Je me victimise, je mise sur la victime que je suis et j’exprime mon mal-être avec discipline car je suis un disciple du spleen. Mais qu’est-ce que j’ai à me plaindre ? Ça goûte mauvais ! Qui suis-je pour anéantir tous les efforts de mes prédécesseurs dans cette longue quête qu’est la maîtrise complète sur la nature ? Tout ce qui se mange est connu, catégorisé, nommé, goûté. Des gens ont goûté ces fruits, un à un. Plusieurs sont morts en mangeant des roches. Un homme s’est dit un jour en voyant une asperge que c’était peut-être une bonne idée de se mettre cela dans la bouche. Ce même homme trouve encore aujourd’hui que ça goûte mauvais les asperges. Qu’est-ce que j’ai à me plaindre ? Je vis dans l’abondance, les biscuits soda naviguent autour de moi en faisant de petites vagues qui viennent s’échouer sur mes berges. Je suis aspergé. Je te fais des petits signes de la main mon amour, tout est oublié, tu peux t’en aller. Oh, tu es déjà partie. Je défais peu à peu mes amarres et je glisse, lentement jusqu’à ma mort. Amarres ! À mort ! Amor ! Ce sont les pirates ? Ils ont construit des bateaux avec des biscuits soda, ils viennent chercher mes caisses, mon trésor ! Vite, vite, il faut tout ranger dans l’armoire. L’armoire ! La mort ! À bâbord ! À tribord ! Ce sont les pirates ! J’esquive leurs grandes épées en forme d’asperge qui me frôlent la nuque. Je roule dans le coin gauche de la cuisine puisqu’ils ont tous un bandeau sur l’œil droit et qu’ils sont face à moi. Je suis invisible, je suis invincible. D’un geste savant j’empoigne toute la bande de malfrats et je les jette par la fenêtre. Une horde à la mer ! Je délire, j’hallucine, au secours ! J’ai mal au ventre, c’est peut-être le mal de mer, tout devient flou, tout devient fou. Je coule, je divague, c’est l’indigestion. Je ne digère plus, c’est pourquoi je ne me pose plus de questions. Sur l’état des choses, sur les tas de choses. Qu’il n’y ait plus de poissons dans l’océan, c’est le moindre de mes sushis. Je commence à m’y faire, mammifère. Les pirates sont partis, ma maison aussi. J’ai fermé les yeux, quelques secondes, puis d’autres murs sont apparus. Ici, c’est l’hôpital. C’est ce qu’un vieil homme se faisant appeler docteur me mentionnait tout à l’heure. Je ne sais pas ce à quoi ressemble un docteur habituellement, mais ce dernier était drôlement proportionné. Tout croche, comme un dessin d’enfant. Les parties que j’aime le moins de son corps ce sont ses favoris. C’est drôle mais ce ne l’est pas, car ici, c’est l’hôpital. Il ne faut pas rire ici, nous sommes malades. Les malades ne rient pas, il ne faut donc pas rire des malades. Un bébé a déjà fait une jaunisse ici. Quand sa mère l’a vu, elle a eu un petit rire. Un rire jaune. Il paraît qu’elle est morte de rire, c’est comme ça l’hôpital. Le docteur m’a fait son diagnostic, il me dit agnostique. Il dit que ma vision de la vie était trop subjective et que je devais me rattacher aux choses que j’aimais. Je lui ai fait comprendre que la subjectivité était trop subjective pour être définie et que tout ce que j’aimais c’était ces minces biscuits qui ressemblaient étrangement à mon matelas d’hôpital. Je me retrouvais malgré la laideur de mon matelas dans de beaux draps : affamé et isolé. Que faire ? Il aurait probablement pu se pencher sur mon cas plus longtemps, mais il avait trop mal au dos pour l’instant. C’est drôle, les docteurs n’ont jamais l’air en santé. Non, ce n’est pas drôle. Il appela une infirmière qui arriva, tout en blanc, un peu comme l’hiver, pour me prélever du sang. Oui, c’était l’hiver maintenant. Il faisait froid, à en glacer le sang. Elle m’expliqua que j’avais peu de sang dans les veines et que j’avais de la chance d’être encore vivant. J’ai de la veine. Encore vivant ! Dans le fond, qu’est-ce que j’y gagne ? Absolument rien, c’est un test sanguin. J’ai déjà essayé de tracer un cercle avec une règle droite et ça donnait quelque chose de pas mal plus joli que ma chambre d’hôpital. Il paraît que le docteur me trouve intelligent, qu’il trouve que j’ai un bon bagage intellectuel. Il m’a dit aussi que c’était ironique que je sois arrivé ici sans aucune valise, que je n’avais pas de bagages. Il s’est mis à rire. La sécurité est arrivée. Ils l’ont sorti de force des lieux. Le rire est contagieux. Mon nouveau docteur ne me parle pas vraiment. Il trouve que je chemine et que j’ai bonne mine. Je trouve qu’il est aussi étrange que l’autre, qu’il ressemble à une cheminée, qu’il a un drôle de nez. J’ai beau lui dire que je n’ai pas mangé depuis mon arrivée ici et que je veux mes biscuits soda, mais il me pose une main sur le front et me dit calmement que l’infirmière devrait arriver bientôt avec mon souper. Il ne m’écoute pas. J’ai compris plus tard qu’il écoutait le hockey dans son stéthoscope. Il paraît que j’ai des carences. Qu’un être humain ne peut pas se nourrir exclusivement de biscuits soda. J’ai de la difficulté à les croire. Ils veulent me faire manger autre chose, j’ai de la difficulté à avaler cela. L’infirmière est finalement arrivée avec une drôle de boule rouge dans ses mains. Elle a tenté de m’expliquer qu’il s’agissait d’un fruit, que c’était bon pour moi. « Une pomme », il paraît. Avais-je déjà mangé cela, et comment pouvais-je faire confiance à ces gens ? J’avais autrefois entendu parler de médecins qui donnaient des prescriptions simplement pour faire croire aux patients qu’ils se porteraient mieux. J’ai l’impression que c’est ce qu’on tentait de me faire. On voulait me faire avaler un placebo. Je ne suis pas dupe, mais j’ai pris la pomme quand même. Je ne l’ai pas mangée. Quand le docteur est arrivé, je lui ai lancée sur la tête. Une pomme bien lancée éloigne le médecin pour toujours. Ils m’ont laissé seul, j’en ai profité. Pendant la nuit, j’ai ouvert la porte de ma chambre et je me suis enfui. Je détestais cet immeuble, ses murs, son personnel, sa structure. J’ai cherché toute la nuit. Aller chercher une étoile, plus loin, au-delà des poutres. La nuit était lente et tortueuse comme une tortue sinueuse. J’ai essayé de passer au travers d’un mur, encore une fois mais ça n’a pas fonctionné. Je vais réessayer demain, et après-demain. Les idées sont la conceptualisation de notre expérience physique. Nous ouvrons de petites parenthèses à chaque jour de notre vie et nous nous enfonçons toujours plus creux dans le labyrinthe. Nous voulons tout comprendre, tout nommer. Voici un vacarme. Voici un oiseau. Voici un incubateur. Voici des ciseaux. Voici une illusion. Nous prenons de la matière et nous en faisons des concepts. Nous prenons de la laitue romaine et nous en faisons de la salade césar. Nous sommes empereurs et les mots sont nos sujets. Mettez-moi une couronne sur la tête et je couperai la vôtre. Mettez-moi des fleurs dans les mains, j’en ferai une couronne. Donnez-moi le pouvoir, j’emprisonnerai la nature. Puisque de ma propre nature je me fais prisonnier. À sans cesse m’entêter à vouloir dominer, c’est ma tête que je perdrai. Oui, l’homme s’entête. Oui, l’homme sans tête. Il fait froid. La chaleur de mon appartement me manque, mais j’essaie de ne pas y penser, je reste de glace. Je veux des biscuits soda et c’est tout. Il y a des maisons dans la rue, je cogne aux portes mais les gens dorment. Moi, je ne dors pas encore. Je cogne aux portes et je cogne des clous. Je traverse un parc, puis une voie ferrée. Un train s’arrête. Le chauffeur me propose d’embarquer. Je refuse mais il insiste. C’est un train de marchandise. Il me raconte sa vie de solitude à bord des trains, sa femme qui l’attend à la maison, ses enfants qui ne veulent rien savoir du métier de chauffeur de train, lui qui déprime. Les paysages, tous les mêmes. On pense aller loin en voyageant mais nous restons toujours à la même place, dans notre tête. Le décor est plastique. Il me répète qu’il conduit toujours des trains de marchandise, jamais des gens. Qu’il transporte des boîtes et qu’il ne sait jamais ce qui se trouve à l’intérieur. Je lui demande d’arrêter le train. Je me dirige vers le premier wagon. J’ouvre une boîte. Des biscuits soda ! Je jubile ! Je danse ! Je veux fêter ça avec le chauffeur mais il a disparu. Je regarde par la porte du wagon, j’arrive à peine à voir les mouvements de casquette qu’il m’envoie en guise d’adieu. 242 wagons chargés de biscuits soda. C’est décidé, j’érige ce train en bunker contre le monde. Laissez-moi dérailler en paix. Je fais le ménage, je jette tout ce qui ne m’appartient pas. Je fais le vide. Je garde quelques chandelles, du vieux papier, quelques crayons, des outils et une veste beaucoup trop grande. Une vaste veste. Je réalise que tout cela ne m’appartient pas. J’entasse donc ces choses dans le coin du premier wagon et j’y mets le feu. Je suis chez moi maintenant. J’estime qu’avec ces réserves, il m’est possible de vivre 23,2 années sans quitter les lieux, moyennant une consommation de 12 boîtes par jour, tout en considérant que chaque wagon contient 420 boîtes de biscuits soda. Je fais des calculs. J’invente des problèmes. Combien de pitas peut manger Pythagore à ta gare ? Quelle est la racine carrée d’un triangle rectangle ? Si un docteur possède 82 pommes et qu’il décide de toutes les manger, aura-t-il mal au ventre ? Additionnez Moïse à une plage et divisez les eaux. Jésus qui marchait alors sur l’eau tomba dans le trou. L’eau se changea en vin. Jésus + eau = 20 … Miracle ! Si un train roule à 286 km/h en direction de votre maison, courez le plus vite possible. Je n’ai pas ce problème, ma maison est un train. Alors je ne cours plus. Ça me fait penser que j’ai toujours été bon en mathématiques. Ça doit être parce que les mathématiques ont toujours été bonnes avec moi. À Noël, elles venaient dans mon village et distribuaient des cadeaux aux enfants pauvres. Je regarde dehors, puis je regarde le train, mon train. Ailleurs c’est partout mais jamais ici, hélas. Qu’importe. Je suis bien, ici. Je mange et je joue avec les mots. Je mange mes mots. Un train en cadeau. Déballer un train, se trimballer. J’ai vu ce train bâiller, je lui ai offert une cymbale en cadeau. Il était emballé. Un train en canot, c’était une surprise, personne n’était au courant. Sauf le canot. Descendre la rivière, des cendres en hiver. Il neige des morts. Il neige, démarre ! Nous étions pris dans la tempête. Le son était étouffé, comme étranglé par des bras de neige. C’est une vieille histoire, ça résonne dans ma tête. La mort n’a pas de son mais ça ne veut pas dire que le silence existe vraiment. Je mime l’absence de sens. Comment perdre le fil ? Probablement en perdant son fils. Encore pire, perdre son fils dans une botte de foin. Ou pire encore, remplacer le foin par de la neige froide. De fil en aiguille, les bras du père se retrouvent autour du cou de la victime. Un cri, un dernier souffle, glacial – et puis rien. Joyeux anniversaire fiston. Il avait tellement froid, le pauvre. Ça lui apprendra à souffler les chandelles. Décédé. Une engelure probablement. Je suis allé le visiter une fois au salon funéraire. Il était tout drôle dans sa boîte, plus grande que toutes les autres, contenant les cendres du reste de la famille. Je me suis permis de rire. Je commençais à comprendre, je crois. Soudainement, on sonna à la porte du train. Tiens donc, de la visite ! Des amis ? De la famille ? Des colporteurs ? Ce serait surprenant ! Les pirates ? Le médecin ? Qu’ils me foutent la paix ! Ils sont à moi les biscuits ! Je regarde par la fenêtre, un homme se tient bien droit sur le bord de la porte. Il ne semble pas seul, un monde entier s’agite autour de mon train. Des enfants mangent des grenades et lancent des pommes. Un cerf et un veau s’accouplent pour former une race suprême, le cerf-veau. Au loin, des jumelles qui de proche ressemblent à deux gouttes d’eau, font sécher la neige qui fond, sécher la neige, qui font, du ski de fond. Une vieille dame ramasse les étoiles qui sont tombées du ciel et les colle dans les cahiers de ses étudiants qui réussissent, pendant que les autres sont dans la lune. Une horde de géants titubants devant quelques génies tremblants. Et puis, toujours cet homme, immobile. J’ouvre ? Et si j’ouvre une fois, on sait comment ça peut finir : la visite qui traîne, qui s’invite à coucher, qui mange mes biscuits soda ! Non merci. Mais l’immobilité de l’homme est insistante. Elle fait pression. J’ai peur de cet homme, je me sens mourir intérieurement en sa présence. L’épouvantail épouse mes entrailles et j’ai peur. Pourtant, je décide d’ouvrir.

Oui, j’ouvre.

… mais je referme aussitôt ! La tentation était trop forte. Je m’empresse de refermer la porte le plus rapidement possible. Ça bloque ! Il a mis son pied entre le mur et la porte. Quel stratège ! Je n’aurais pas dû. Le voilà qui s’infiltre. Il s’agrippe à mes bras qui agrippent la poignée. Je tire pour refermer mon bunker, j’entends les os de son pied craquer sous la pression, mais il ne cède pas. La neige entre, les géants se joignent à la lutte, puis je reçois une bonne dizaine de pommes sur la tête, jusqu’à ce que je tombe dedans. La vieille dame entre à son tour, sans sonner, en me montrant ses étoiles. Je suis sonné, je vois des étoiles. Les jumelles entrent, je vois double. Crampe au cerf-veau. Je ne suis plus chez moi, j’ai ouvert la porte. Je ne suis plus chez moi, je ne suis plus du tout. On m’a escorté hors du bunker violemment. Ils ont ensuite brûlé le train, mangé mes biscuits soda en riant et m’ont traîné dans la neige sur des kilomètres. Arrivés à destination, ils m’ont laissé seul avec l’homme et sont repartis chacun de leur côté avec le sentiment du devoir accompli. On m’a balancé dans une salle sombre et humide où j’ai repris connaissance. Il paraît que j’ai commis de graves crimes. Je n’ai pas tout compris ce qu’on me reprochait. Ils semblaient tous fiers d’avoir mis « le grappin » sur moi comme s’amusait à le répéter l’homme de tout à l’heure avec une voix d’enquêteur. Crimes non résolus, disparitions mystérieuses, cadavres, empreintes digitales, arme du crime. Des termes techniques, pour m’impressionner bien sûr. Je savais très bien que tout cela n’était qu’une mascarade pour tout me faire avouer. Je n’avais pas payé mon ticket de train et ces hommes étaient bien résolus à me faire dire la vérité. Non je n’en dirai rien ! Qu’on me foute en taule, cela ne me fait rien. J’ai un honneur et je désobéis à vos lois iniques ! Je ne paye pas pour embarquer dans un train qui m’appartient. Allez vous faire foutre ! Ils ont tout essayé, je n’ai rien dit. Coups de poings, lampe dans le visage et chocs électriques. Je m’en suis sorti avec quelques points de suture, quelques ampoules et encore plus révolté. J’étais maintenant en prison. Pouvez-vous le croire ? Moi, prisonnier ? Ce sont eux les coupables et c’est moi qui me retrouve derrière les barreaux dans un habit trop orange. Nous sommes prisonniers de nos tenues, nous sommes détenus. Vous ne pouvez pas être mauvais perdants puisque vous ne connaissez pas la défaite, éternels gagnants. C’est un concours de circonstance qu’on a truqué. Mais qui donc surveille les gens qui nous surveillent ? C’est l’injustice, les injures se tissent. Je me fais des amis, nous complotons. À qui les acquis ? À nous les acnous ! Les gardiens me regardent en fronçant les sourcils jouant le jeu de la domination. Ils s’amusent aux arcades sourcilières. J’ai le droit à quelques activités par jour, dont ma préférée : le gymnase. Le gymnase est malheureusement annexé aux cuisines et parfois c’est le chaos. Un jour, un prisonnier s’est fait des muscles en mangeant de l’hummus en levant des pois chiches. Une autre fois, c’était la cuisinière qui a mélangé les cordes à danser avec des spaghettis, les prisonniers ont dû sauter le repas. Pour ma part, je refuse obstinément ce qu’on me sert. Je n’ai pas oublié les biscuits soda et j’ai l’intention de faire entendre mes droits. J’ai faim, mais j’ai soif de vengeance. J’ai pu visiter la prison ce matin. J’ai assisté à des scènes pour le moins captivantes, des scènes en captivité. Ici un homme a écrit sur le mur « J’aime la vie. » juste avant de se laisser mourir. Là, deux amants se sont promis de s’enfuir ensemble, ils n’ont jamais trouvé de sortie, l’amour rend aveugle. Un peu plus loin, un vendeur de lampes qui n’a pas fait un travail honnête. Il travaillait au noir. Au bout d’un couloir, un homme peinturé en vert de la tête aux pieds. On m’indiqua que cet homme était un dangereux trafiquant américain ayant fait fortune dans l’industrie de l’épinard en Espagne. On le surnommait « The Spanish Spinach ». Puis finalement, au bout du corridor, deux détenus aveuglés par des faisceaux lumineux qui traversaient le plafond de leur cellule. On envoya en l’air des bolides disperser un écran devant la lumière. Ils devenaient fous à chaque fois, apeurés par l’illusion d’optique, ils tapaient au plafond en criant qu’ils voulaient ravoir leur ciel. Et quand la lumière revenait, on renvoyait les engins volants. On m’a reconduit à ma chambre. Le gardien m’a dit que je ne l’avais pas remercié pour la visite et que j’étais impoli. Je lui ai fait remarquer qu’il était impoli de faire remarquer à quelqu’un qu’il manquait de politesse. Ma cellule est sale et répugnante. Les insectes sur les murs et le plancher se disent des secrets. J’imagine qu’ils se comprennent entre insectes avec leur langage intrinsèque. Tout ici est laissé à l’abandon, tout tombe en ruine. On ne trouve plus les outils pour faire les rénovations. C’est bien normal, on avait prêté le marteau au juge, les vices aux prisonniers et les scies aux libertés conditionnelles. Dans ma cellule, j’attends ma peine. Les biscuits se font rares dans la prison et l’énergie me manque. Je tente de me distraire en attendant. Je fais des bruits de faucon avec mes narines. Je joue au piano de la salle de divertissements des chansons du fameux pianiste Rémi Fasolasido. J’organise des combats avec mes amis bûcherons qui se terminent en scies rondes. Quand je sors dehors, je sens que l’hiver tire à sa fin. Je dis adieu à ma collection de bonhommes de neige. Je tente pour la première fois la sculpture sur glace. C’est difficile, car étant débutant, je brise la glace. Ah ! Comme je suis nostalgique de l’époque où j’étais nostalgique. L’idée de saisir le tout revient peu à peu à la surface. Souviens-toi… Il y a trop de choses. Trop de choses pour tout saisir. Je suis entraîné malgré moi, aspiré dans la spirale. Je m’accroche. Je marche croche… l’énergie me manque… Je me réveille des fois la nuit, à la recherche d’une vérité. Est-ce que la vérité existe vraiment ? J’ai la conviction que personne ne possède la vérité car la vérité nous possède. Cependant, personne ne possède la science infuse, sauf les scientifiques qui boivent du thé. La vérité est scientifique et brûlante. Les scientifiques devraient diffuser la vérité. Envoyer dix fusées dans l’espace pour avertir les astronautes qu’ils doivent revenir ici. Qu’il n’y a rien de plus là-bas qu’ici. Que les atomes, les planètes, les galaxies s’encastrent comme des poupées russes. Mais, moi qui crois avoir compris. Moi qui m’abandonne aux biscuits soda. Moi qui a tué ma femme, mes enfants. Moi qui me rends compte qu’il est probablement trop tard pour faire marche arrière. J’ai perdu mon chemin. J’ai perdu la carte. J’ai, toute ma vie, balayé la poussière sous le tapis. Un beau jour, le tapis a tout simplement disparu sous l’accumulation. J’ai donc appris à vivre dans la poussière. Je réalise aujourd’hui que je n’ai jamais pris le temps de faire le ménage chez moi. Qui suis-je moi ? De la poussière de roche. Un moi en émoi. Les émotions à la vitesse du son et les idées qui sombrent à la vitesse de la lumière. J’entends des bruits d’aspirateur, c’est peut-être quelqu’un qui vient faire le ménage à ma place. Je pars en spirale dans le calme plat alors que tu restes de glace dans l’ouragan. « Tu » c’est toi, ce qui cause ma mort. Tout doucement. L’aspirante balayeuse que tu es n’aspire qu’à ce qui t’inspire, ce qui te crache en un flot de crachats, qui me pousse dans un tas de poussière. Pendant ce temps je respire, l’air que tu barbouilles et je m’imagine avaler ce béton, ces ferrailles, ce plastique, jusqu’à l’indigestion, jusqu’à l’overdose. Laisse tomber la poussière, l’ouragan est là pour ça. Quand le ménage sera fait, je t’en prie redeviens un balai. Il m’arrive de me coucher le soir avec le goût de l’abandon, de régurgiter toute cette substance. Je me sers de ma prison pour justifier ma condition de détenu mais tout cela m’appartient, ces murs, ce béton. L’envie de me laisser glisser entre tes mains dans l’espoir de recommencer la bataille sur un autre champ. L’envie de me donner à toi.

Toi, la mort.
Toi, ma prison.
Toi, ouvrant.

Oui, toit ouvrant !

Comme c’est bête ! Je n’avais jamais remarqué que ma cellule de prison possédait un toit ouvrant ! J’ai presque envie de rire. Devrais-je partir ? Retourner à la guerre. Retourner sur le front. Retourner donner de l’importance à la musculation, à la botanique, aux sciences, au bouddhisme, à la flûte, à l’amour… Ou devrais-je rester ? Abdiquer. Brandir le drapeau blanc. Manger les quelques biscuits soda qui restent au fond de la boîte avant de me laisser crever de faim. Pouvoir dire que je n’aurai pas connu l’époque des fleurs électroniques et des abeilles robotiques. Que je n’aurai pas vu les humains brûler un à un sous les rayons du soleil. Que je n’aurai pas entendu l’agonie de la dernière baleine. Que je n’aurai pas fait semblant de croire que tout va pour le mieux, que j’allais bien et que tout cela ne me tenait pas à cœur finalement. Et si j’y retourne, serait-ce possible de déjouer la mort ? Sommes-nous immortels ? Ça, nous ne pourrons jamais vraiment l’affirmer. Rien ne peut prouver que le temps existe en fait et qu’au bout de la mer nous ne tomberons pas tous en bas… moi, Jésus, les pirates… Je crois qu’il est plus intelligent de prédire que je vais mourir. Oui, c’est plus sage de dire cela. Comme ça, le jour de ma mort, il y aura une poignée de monde pour dire : « Peut-être qu’il est mort, mais il n’avait pas tort. » Dans le fond, il n’y a que la mort qui est immortelle. Le toit est ouvert, comme une fracture du crâne. C’est ma chance, peut-être la dernière. C’est ma chance

J’ai vu une marmotte tantôt. Elle a eu peur de moi. Ça veut dire que le printemps est arrivé. Oui, c’est le printemps. L’automne je ramasse les feuilles et au printemps je regarde tout ça recommencer. Ça serait pourtant moins compliqué de les recoller directement sur les arbres. Faire comme si rien n’était tombé. Ou, d’attacher chaque feuille avec de petites ficelles pour éviter qu’elles tombent. J’imagine que c’est possible, je veux dire, on peut construire des édifices de 200 étages qui tiennent debout sans s’effondrer, mais impossible d’empêcher une feuille de tomber. J’arrive devant la porte de mon appartement. Je ramasse le journal qui se trouve sur le tapis de l’entrée. Le titre : L’Organisation des Nations unies annonce une pénurie mondiale de biscuits soda. Je me demande bien quel imbécile peut donner de l’importance à des nouvelles de ce genre ! On nous détourne des vrais problèmes. Voilà ce que j’en pense. Je referme la porte de mon appartement. Je tente de retirer mes chaussures. Une première fois, une deuxième. La troisième prise est la bonne. Retirées ! Les chaussures retournent à leur place la tête basse. J’enlève mon manteau. Fin de la première manche. J’enlève mes gants. Je les glisse dans la deuxième manche. C’est à mon tour au bâton. Je prends la patère. Je regarde le lanceur. La tension est palpable. Le manteau est lancé haut dans les airs, je m’élance… Coup de circuit ! J’enlève mon chapeau en courant au ralenti jusqu’au salon. Je salue la foule qui m’acclame ! Le jeu de la semaine. Je n’avais jamais vraiment remarqué à quel point les meubles et les cadres et les rideaux étaient si bien agencés. Ma femme a l’œil il faut croire. Je ramasse sur la table du salon une assiette qui traîne. Probablement un des enfants qui ne s’est pas ramassé avant d’aller à l’école, mon fils sans aucun doute. Je sévirai. Une punition stupide. Le forcer à boire l’eau de la toilette. Lui arracher les cheveux un par un. Brûler son oreiller pendant son sommeil. Lui faire tondre le gazon les yeux bandés en mettant des obstacles sur son passage. Le déshabiller en lui lançant des kiwis au milieu de la rue. Non, non, j’exagère. Je l’aime mon fils. Je prends place sur le divan. J’hésite. Aucune position ne me semble confortable. Je n’arrive pas à rester immobile. Le silence est lourd. Il se nourrit de mes angoisses. J’ai besoin d’air. Soudainement, un vertige. L’impression d’être à deux places, en même temps. J’ai besoin d’air. Je m’approche de la fenêtre. J’ouvre les rideaux et puis la fenêtre, frénétiquement. Le vent est fort, il me tire vers l’extérieur. Le ciel se couvre. Il fait gris et froid. J’ai pourtant envie d’être là, mais pas ici. Il pleut. Mon désespoir s’accentue. L’envie de saisir une goutte au passage et de l’enrouler autour de mon cou. Il pleut des cordes. Je sors. Je passe par la fenêtre, au travers le mur, peu importe. Je suis dehors, c’est l’important. On me regarde d’un œil inquiet. Être le seul passant qui ne possède pas de parapluie. Dans la misère, c’est chacun pour soi. L’indifférence. Être trempé jusqu’au aux os ne fait que me confirmer que j’ai des os et quelque chose au-dessus. Je marche. En ligne de droite, sans m’arrêter. Je marche. Je sais qu’à cet instant précis, il y a, dans le monde, plus des routes construites que je pourrai en emprunter, c’est pourquoi je bâtis dorénavant la mienne. Ma route. Elle sera peut-être longue, mais je suis déterminé à faire chaque pas, jusqu’à la fin. Je marche. La tempête ne m’effraie pas. La tempête ne m’effraie plus. Oui, je marche. Je ne regarde pas en arrière, je connais mes erreurs. Je sais que mes songes sont des mensonges, alors je fonce et je vis. Oui, je vis… vivre pourquoi, pour quoi ? Vivre pour rien. Vivre pour tout. Et je marche.

 

Jean-Michel

Texte publié dans le No 9 de la revue Ancrages

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