Guillaume Berwald. Étourdissement

plante
Photo : Jean-Pierre Caissie

Je voyageais déjà depuis plusieurs semaines ou plutôt, je fuyais depuis plusieurs semaines et j’étais sur le point d’arriver finalement là où, sans jamais me l’être avoué, je devais inévitablement arriver, invariablement comme à chaque occasion où, comme cette fois, de ne plus supporter les soirs, je m’étais enfui des soirs pour aller vers d’autres soirs, ceux de mon frère, mais ne m’étais retrouvé, ne me retrouvais toujours que dans cette existence indéfinie, confuse, de bord d’autoroute et de soir de chambre d’hôtel, anonyme. Je veux, je dois quitter, au plus vite, mes mauvaises habitudes, me dis-je, mais je ne le fais pas, je reste bien au chaud dans mes mauvaises habitudes jusqu’à ce qu’elles me grimpent littéralement sur le dos ; des amis me grimpent sur le dos, des dents, de grandes bouches remplies de dents, qui éclatent de rire, que je ne connais pas, me réveillent le matin, des numéros de téléphone dans les poches, promesses, mes meilleurs amis d’hier, que j’ai oubliés, me sont montés sur le dos… Ce matin, encore, des échos de leurs rires, boules de billard qui claquent, la tête… Je me suis trainé jusqu’à ma voiture… J’essayais de m’en sortir, de la musique classique, mais la musique classique trop forte, insupportable elle aussi, et le bruit du moteur, le vent par la fenêtre vacarme, la seule chose qui me fasse… je m’imagine stationné ici, là, juste là à nouveau, au motel Idéal, prendre une autre chambre, y rester un bon moment, sans numéro, y rester toujours, me concentrer finalement sur ces travaux de l’esprit, cette construction de l’esprit à laquelle je ne donne pas assez de temps, ne lui donne pas tout mon temps, mais au lieu de rester au motel Idéal, je le fuis aussitôt, encore ce jour-là, je fuis une première fuite dans l’alcool pour une nouvelle fuite sur l’autoroute, dans l’espoir d’une troisième fuite du motel Idéal… Je repense à la douceur de la fuite de la chambre 104 où nous avons été si bien, la bienveillante chambre 104 où Yvonne s’endormait et tout en conduisant, je revois l’image d’Yvonne à moitié nue, à moitié sous les draps, les jambes toutes ouvertes, évanouie. Je faisais cuire dans la chambre les lentilles, sur mon bruleur au gaz, dans la chambre où j’avais décroché le détecteur de fumée, avant d’allumer le bruleur. Mais Yvonne est restée derrière. Et je suis encore ici, dans le CRV, et depuis vingt jours, mais voilà le premier pont de Fish Creek et voilà les épingles, des dizaines d’épingles à flanc de montagne, toujours, les montagnes, la sierra Nevada et mes maux de dos persistants, à chaque virage, que je voudrais bien masser dans les droites, mais que je ne soulage pas, fourbu. Les fenêtres ouvertes et ce soleil impitoyable me brulent le bras gauche que déjà j’ai brulé d’heures de conduite en heures de conduite, mon bras calciné, que je laisse encore bruler, et je ne veux pas autre chose que ce bras gauche brulé. Tout simplement. Cette fois je vais retrouver mon frère, finalement, et cette fois mon frère saura me dire ce qu’il faut que j’entende. D’avoir couru, d’avoir voyagé, j’attends entendre au bout du chemin et par une différente bouche, au bout du chemin, ce que je veux entendre. Un long souffle retenu, des bras d’Yvonne ce matin, pour entendre, à l’autre bout, ce que j’ai besoin d’entendre, voilà ce que nous faisons tous. Et je fais le chemin encore et toujours, de course poursuite… Je n’ai pas pris Yvonne avec moi, je l’ai laissée là-bas, à la Kern, et je suis parti, retrouvé Fish Creek…

De la vie dégoutante, ruisselante d’alcool, à la vie du CRV, à la vie sur la route. Radicalement. Nous allions d’un hôtel l’autre, durant des semaines, jusqu’à la Kern, mais impossible de lui dire. Je suis resté un matin au lit jusque tard dans l’après-midi, laissé pour mort, incapable de mouvement de tous ces verres, offerts, mais ce n’était pas ça… De chaque jour qui reste et s’accumule, elle ne sait pas qu’un homme s’épuise, ne peut pas l’apprendre. Ce matin en direction de chez mon frère, vers ce qu’il y a là-bas, je me souvenais des montagnes entre les troncs immenses. D’avoir traversé le long désert, la Vallée de la Mort, un foulard sur la tête, d’avoir suffoqué longtemps et manqué de souffle, d’être arrêté pour respirer et de n’avoir pas pu respirer, de voir dans la lumière des points noirs, d’une journée étouffante à une autre encore, jusqu’à ce que les montagnes se lèvent, que ce ne soit plus seulement des murs de roches rouges, suintantes de soleil, des faces, mais de grandes montagnes dans le lointain, comme habillées de vert, d’arbres, qu’on s’imaginait qu’il y avait de l’eau là-dessus et peut-être on ne se trompait pas, et je m’en souviens, d’être arrivé, d’y avoir grimpé, de les avoir vus là et de plus proche ensuite, les arbres : des cactus… Mais tout de même verts et avec espoir que ce soit la fin de la sécheresse, en montant au travers, en zigzag jusqu’à laisser la chaleur derrière, qu’elle morde la poussière derrière nous, comme l’alcool. « Deux bières ! » Cela me revenait, que ce qui s’était installé me quittait. Magnifique de penser qu’il sera au bout, dans sa petite cabane, à attendre là, le sage… C’est de cela dont j’ai besoin, je me le répétais, me le répète, de cela dont j’ai besoin, me fera du bien de respirer finalement, tout simplement. Yvonne est restée derrière, à la Kern. « Un peu de temps seule, pour écrire… » …les promesses qui se faisaient sentir en montant les montagnes, fraiches, Yvonne les respirait à grands traits, la tête dehors dans la lumière descendante, elle riait de voir les pentes effondrées menaçant d’emporter la petite route avec elle et de tomber mille mètres plus bas… cette promesse de bruine, de soleil devenu presque gris pour une seconde, puis perçant à nouveau au travers, filtré, tombant sur ces grands pins, ces grands cèdres, ces grands arbres apparus avec l’altitude, elle en riait, d’un côté et l’autre des zigzags, de l’autre côté des collines de cactus, dans cette forêt que nous avions trouvée enfin, fraiche, ce soleil de fin d’après midi, paisible, comme une seconde arrêtée, sous la rosée. La Kern.

J’ai passé le General Store de Meadow Creek. Acheté là deux oranges pour mon frère et deux bières, pour moi. L’accent de l’endroit, les sourires de l’endroit, des gens assis à la bière, bien, ne descendent pas les pieds de la table, font – Bonjour ! – C’est beau ici. – Ne le dites à personne… – Rires. – N’invitent pas à la table, connaissent le frère mais impossible de leur dire qu’un étranger n’est pas un étranger… file encore, quelques kilomètres passé ce vieux cèdre frappé par la foudre, fendu en deux, rabougri, et ses rameaux bien en santé, verts gorgés, au bout des branches sèches. « C’est ici que j’arrive, ici que je voulais arriver, ce à quoi je pensais… » Surement qu’Yvonne aurait dû venir, surement qu’elle aurait apprécié la visite chez mon frère, mais pour une seconde, qu’elle ait besoin d’écrire, les moments ne se reproduisent pas, ici comme ailleurs… ne pas recenser les doutes… Demain, demain revenir à la cabane, en couple. « Et ta journée ? » De la musique à mes oreilles ! Du familier avec de l’étrange, d’un carré de poussière notre maison. Ce qu’il y a de plus magnifique dans la vallée : les bords de la Kern ; apprivoiser un bassin où les remous se tiennent calmes, où les truites vous glissent entre les pattes ; une maison, home… Stationnais le CRV au bord de la route et la poussière tombe. Sortais le vieux bâton de voyageur de l’oncle Philippe, bâton dans le style des empereurs du Djibidjistan, souvenir de voyage usé, d’entre les bancs jusque dans la main et commençais à marcher le sentier de chez mon frère, jusqu’en haut, jusqu’à la cabane.

***

Le chemin doux d’abord, se mettait à monter un peu plus, puis agressivement, de grands pas, et entre les feuilles la lumière forte, mais filtrée, frappait, et mes pas rapidement, devenaient de plus en plus durs, la sueur et le souffle, mais à la fin plus légers, plus légers parce que je me disais « Un pas de plus, un autre pas… » et ils étaient tous plus légers, plus naturels, mais aussi, je les ressentais au cœur. Mes yeux se posaient sur les dessins d’ombres pâles des petites feuilles, épines de pin que le vent agitait, et j’avais l’impression que la terre me glissait sous les pieds, une impression aquatique, comme un tangage entre mes propres mouvements et l’immobilité apparente de la terre. « Le soleil me tape trop fort sur la tête, pensais-je, malgré la fraicheur, m’étourdit… mais je ne suis pas étourdi. Et les feuilles me protègent des rayons les plus âpres, des rayons les plus âpres… Je pensais m’enfuir de la ville pour le voyage, mais je n’ai réussi qu’à fuir, mais pas jusqu’au voyage, jusqu’à maintenant, où je suis finalement à la campagne de mon frère… » Cette phrase, je me la répète : « Jusqu’à la campagne de mon frère. »

Je suais à grosses gouttes et ça me dégouttait le long des joues et dans les yeux, au bout du menton, une vraie bête, mais heureux d’en être, encore, je me le répétais, cette sueur-là, celle que je voulais en arrivant ici et malgré les étourdissements, comme un engourdissement des sens, décalage entre le geste et la volonté du geste, une demi-seconde, malgré que je sois peut-être au milieu d’un arrêt, comme ce vieux, agrippé à son fil dans sa barque, emporté, peut-être comme lui, sur le point de l’évanouissement et la douleur aigüe à la poitrine, avec dans les poumons seulement cet air lourd qui rentre, sans effet. « Il faudrait, me dis-je, que je m’arrête un peu, que je reprenne mes esprits, mais je ne veux pas. Se saouler maintenant de sueur, et continuer de boire jusqu’à ce que la gorgée, cela remonte aussitôt, embrouillé par la poussière, jusqu’à perdre toute cette eau dans le désert, éponge… En levant les yeux pour abandonner, trouver au creux des racines un endroit frais, où reposer… » Un renard au milieu de la route, se retournait vers moi, une proie entre les dents. Tous les deux pour un moment, moi appuyé au bâton du Djibidjistan, m’essuyant le front que je ne rêve pas, le renard, lentement, se retournant, puis quelques pas, remonte le sentier et se retourne à nouveau. Un souffle, un seul et puis quelques pas encore, vers lui, qui me montre le chemin, sa fourrure ébouriffée, noire, et ce qu’il pouvait bien tenir dans la bouche ? Je reprenais mon souffle, lui qui zigzaguait sur le chemin, léger, se retournant souvent, puis au bout d’une quinzaine de mètres, remontait dans les bois de l’autre côté du sentier, jusqu’à son terrier sous les racines, quelque part sous un arbre, un endroit frais… Je m’appuyais à nouveau au bâton du Djibidjistsan, à l’ombre des feuilles translucides. « Si j’arrive au sommet de ce sentier, il faudra que je parle du renard à mon frère… » Nous avions visité ce terrain au bord de la mer, je me souvenais des images en miroir, nous avions visité ce terrain sur le bord de mer Yvonne et moi. Nous rêvions de la maison à construire, je calculais le nombre de poutres nécessaire, j’imaginais la façon de construire cette maison d’arbres abattus puis posés ensemble, notre cabane, en contrebas des falaises de l’ile d’Orléans. Et puis le jardin d’Yvonne, elle l’avait mesuré en esprit, clôturé, retourné, son jardin sur le fleuve. En parcourant les sentiers déjà tracés du terrain, nous avions surpris deux renards, un couple de renards, parabole de notre bonheur, dissimulés au creux des falaises, établis là, effrayés par nous… Le bâton du Djibidjistan me glissait dans la main, la main moite… J’achetais un billet de loterie pour financer l’achat du terrain. Vingt-quatre heures pour croire aux millions arrivés, à la maison, au jardin d’Yvonne… La cabane de mon frère approche.

Et si je ne passais pas tout ce temps au comptoir, les coudes dans la bière, j’aurais acheté le terrain… Je continuais de grimper, malgré les maux de tête, voilà ce que je faisais… « Ne passe pas tout ce temps à boire… Des rêves essoufflés ! Me disais-je à haute voix. Travaille plutôt pour Yvonne et puis tu déposes à ses pieds une maison de renards. » …Passé par Las Vegas, les grandes lumières du Hoover Dam. « Tout sur le Zéro ! » criais-je maintenant. « Tout sur le Zéro ! » Paraphraser Dostoïevski sans la fortune de la grand-mère, je m’imaginais, le cœur explosé d’une victoire si complète, du toupet. Zéro ! ! Et voilà la maison qui pousse, en contrebas des falaises, mon rêve ! …Il ne reste plus qu’une centaine de mètres, peu de pas encore, peut-être deux cents mètres, peut-être trois cents mètres. Cette sensation que le corps ne colle pas à la terre ne me quittait pas, je la sentais toujours, le bâton dans la main, trop léger, trop lourd, impossible de dire si je le tenais bel et bien dans ma main, ce bâton du voyageur, pour me soutenir.

« Ne t’épuise pas en rêves. » La fatigue, une autre, profonde, me sortait, me rentrait, ne savait plus où aller, était partout jusqu’à m’étouffer. Ne plus sourire, ne plus en avoir besoin. Je me souvenais de la traversée avec Yvonne, d’un effort étrange, essoufflé, effrayé. J’avais couru le plus vite possible pour y arriver ; courir, c’est tout ce dont j’ai été capable, tout ce dont je suis capable, capable seulement de cette faiblesse exhibée, nue devant Yvonne… J’allais vers chez mon frère chercher un moment pour lui dire ce que j’avais vu et senti, avant de m’écrouler… je n’y crois pas… j’arrivais au bout du chemin la bouche pleine et la panse à éclater, mais incapable de me souvenir du goût de quoi que ce soit. Il ne doit pas être bien loin… Si je trouvais seulement, à l’orée de la clairière, un endroit où me remettre pour ne pas me jeter de suite en pleine lumière. Il comprendra surement. Je me le répétais : « Il comprendra surement… »

Cette souche fera bien l’affaire, à l’ombre… J’entends déjà ses pas qui s’approchent, étranges, plus légers, non pas ce pas lourd et violent, mais un pas ailé, lent. Il me regarde mais je ne le regarde pas, je pense une seconde encore à ce qui ne le concerne pas, à la canopée, aux montagnes, vole un peu de l’esprit comme on peut voler pour une seconde, regarde derrière ce qu’il y a, reste au sommet, seul pour une seconde ; coupe la corde mais elle reste, ne coupe pas la ficelle. J’avais tant de choses à dire, mais à présent… « Je savais que tu viendrais, j’ai reçu pour toi, une lettre, ce doit être le crédit qui te suit jusqu’ici… Sais-tu, respire un peu. Prends un peu d’eau. Prends bien le temps de la sentir, dans la gorge, dans les veines, qui rentre, prends bien le temps de la sentir, ne va pas la prendre tout d’un coup, sans faire attention. »

 

Guillaume Berwald

Aller au contenu principal