A.M. Matte. La dernière île

marche
Photo : Jean-Pierre Caissie

La dernière prière qu’elle fit pour sauver sa relation était dans la synagogue au sol fait de sable dans la petite ville portuaire de Charlotte Amalie. Par ce temps-là, Devorah s’était rendue compte qu’à moins d’une intervention divine, il y avait peu de chances que son couple avec Tal survive. Cette visite à la synagogue de St-Thomas devait être un des points forts de leur voyage, une croisière des Caraïbes organisée huit mois plus tôt, quand leur relation paraissait frôler l’idylle.

Une semaine avant le départ, Devorah avait considéré l’annulation, mais la plupart des frais étaient non-remboursables. Elle avait osé espérer que ce temps de détente, de relaxation, de regénérescence, aurait un impact positif sur leur relation. Mais maintenant, à deux jours de la fin de la croisière, elle n’y croyait plus.

Devorah avait déterminé qu’elle profiterait pleinement de ce voyage. Elle débarquerait à chaque port et elle participerait aux activités à bord du navire les jours de navigation sans escale. Le jour avant leur arrêt à St-Thomas, par exemple, elle se réveilla tôt pour une session de yoga et profita du non-achalandage à la piscine à cette heure matinale pour réserver deux chaises longues en y plaçant des serviettes, une pratique explicitement interdite par des affiches. Elle avait confiance que les chaises seraient là après le déjeuner.

Elle avait eu raison et, suite à un copieux repas pendant lequel Tal se permit des oeufs accompagnés de bacon — on est en vacances, avait-il dit, ça compte pas —, ils s’installèrent pour une belle matinée détendue au bord de la piscine. Ils parlèrent peu, mais Devorah l’interpréta comme étant le silence confortable de deux lecteurs assidus bien installés côte-à-côte. C’était une journée plaisante, ponctuée d’une soirée de danse dans le resto-bar sur le pont supérieur. Devorah s’était mise à croire que son couple se portait bien finalement.

Mais les remontrances, la réticence et le ressentiment refirent surface dès le lendemain, lorsqu’ils se réveillèrent aux abords des îles Vierges américaines. Devorah avait hâte de voir l’aquarium Coral World, de prendre un bain de soleil sur la plage et, surtout, de rendre visite à la synagogue patrimoniale de l’île de St-Thomas, construite en 1833.

— On peut donc y commencer la journée, ou bien la terminer là, proposa-t-elle à Tal, lui faisant part de son programme. C’est dommage qu’il n’y aura pas de service religieux ; ç’aurait été une belle expérience.

— Ouais, je pense pas que je vais y aller, marmonna Tal, encore affaissé sur le lit qui occupait la majorité de la l’étroite cabine.

— Tu ne veux pas voir la synagogue ? s’étonna Devorah.

— J’ai pas envie d’aller sur l’île. Je suis déjà allé, moi. Je préfère rester à bord et profiter de la piscine. Il y aura moins de monde aujourd’hui ; ils auront tous débarqué.

Devorah en resta muette de stupéfaction. Elle n’avait pas songé à ce que Tal ne veuille pas voir l’île, la plage, la synagogue, avec elle. Ce voyage n’était-il pas pour renouer ? Pour redresser leur situation de couple ? Sûrement, ça voulait dire qu’il fallait le faire ensemble ?

— Vas-y sans moi, amuse-toi ! ajouta-t-il en riant. Tu pourras même en profiter pour magasiner un peu.

Devorah n’y voyait rien d’amusant. Comment pouvait-il être si désinvolte ? Elle commença à fourrer son maillot de bain et sa crème solaire dans un sac, les serrant à côté de sa serviette de plage sans dissimuler sa colère.

Au début de leur vie de couple, Tal et Devorah n’étaient jamais l’un sans l’autre. Elle adorait le sentiment de lui être indispensable et jouissait de partager son quotidien. Elle et Tal avaient été dévoués l’un à l’autre. Pourquoi avait-elle l’impression que cet élément lui manquait maintenant ? Pourquoi semblait-il ignorer tout ce qui avait changé depuis leur rencontre ?

— T’es pas obligée d’être fâchée, remarqua Tal. Je me disais juste qu’on serait plus heureux à faire ce qu’on veut chacun de notre bord.

— Ce que je veux, c’est passer la journée avec toi, décocha Devorah.

— Alors reste à bord, offrit Tal.

Devorah poussa un soupir d’exaspération.

— C’est pas le but d’une croisière, Tal. Le but est de voguer d’un port à un autre et de les visiter. C’est pas de rester à poireauter sur le bateau.

— Le bateau est une destination en soi ; il y a tout ce que je veux. De toute façon, du soleil, c’est du soleil, qu’on s’y baigne aux abords de la piscine ou qu’on s’y prélasse de la plage à quelques kilomètres d’ici. Je sais que tu veux voir la synagogue. Vas-y. Tu t’y plairas plus sans moi.

Devorah ouvrit la bouche pour protester mais se ravisa. Seule, elle pourrait louer de l’équipement de plongée et explorer les eaux limpides de Coki Point Beach sans se préoccuper de Tal sur la plage. Elle pourrait prendre son temps à lire tous les panneaux d’informations à l’aquarium et s’abandonner avec délice dans la sérénité et la solennité du sanctuaire juif.

Mais seule, elle songerait davantage à Tal, également seul, préférant s’amuser sans elle.

Fine, dit-elle. Fais à ta tête.

Elle quitta la cabine en claquant la porte derrière elle.

Pourquoi Tal s’était-il donné la peine de venir en voyage, si ce n’était pas pour voyager et visiter de nouveaux endroits, si ce n’était pas pour passer le temps avec elle ? Il ne se donnait même pas la peine de discuter de leurs problèmes, pensa-t-elle, sans se rendre compte — ou sans s’avouer — qu’elle non plus n’avait pas fait de premier pas dans cette direction.

Et quels étaient-ils, leurs problèmes ? Ils s’entendaient bien, partageaient une maison à Charlottetown, aimaient faire des balades à vélo et aller au cinéma ensemble, avaient même parlé de mariage et d’enfants — bien que ces questions n’étaient pas survenues récemment — et étaient, dans l’ensemble, de bons amis. Bien sûr, l’étincelle, l’attraction initiale, s’était estompée et les petites manies de Tal, la lassaient. Mais était-ce assez pour renier trois ans de vie commune, uniquement parce qu’il ne faisait pas le lit, était toujours en retard, ou manquait d’ambition professionnelle ?

Cette question la nargua toute la journée, ternissant le plaisir qu’elle avait à se balader en sandales et au chaud en février. En gravissant l’étroite rue escarpée, se délectant de l’exercice qui menait vers son dernier arrêt de la journée, Devorah ressentit un picotement des yeux qui l’agaça. Rendue en haut de la colline, sur la rue Crystal Gade, Devorah se retrouva soudainement en face de l’édifice d’un blanc éclatant derrière une clôture de fer ornée d’une étoile de David. Enchantée, elle prit quelques photos à l’aide de son téléphone intelligent, avant de pousser le grillage pour entrer dans la synagogue.

À l’intérieur, les bancs d’acajou étaient disposés les uns en face des autres, plutôt que d’être orientés vers la bimah, l’autel. Il n’y avait personne d’autre dans l’édifice où régnait une tranquillité touchante. Devorah ne manqua pas de prendre une grande respiration. Le picotement dans ses yeux était revenu et elle ne put empêcher ses larmes de couler, cette fois. Elle se laissa tomber sur un des bancs, fixant les traces de pas qu’avaient laissé ses sandales dans le sol sablonneux.

Si seulement elle avait pleuré lorsqu’elle était à la plage, lorsqu’elle nageait parmi les raies et les tortues. Ses larmes seraient parties à la dérive avec leurs soeurs salées au lieu de faire surface ici, où n’importe qui pouvait la surprendre.

Devorah souhaitait presque qu’un autre touriste ou un pieux du quartier arrive et lui demande ce qui la troublait en lui mettant un bras autour des épaules pour la consoler. Elle leva les yeux humides vers la bimah. Même ici, avec Dieu si près, Devorah se sentait complètement, terriblement seule.

— Si tu es là, Devorah se permit le tutoiement avec Dieu, je serais vraiment reconnaissante de voir un signe.

Elle tentat de négocier avec le divin.

— Si tu donnes un signe, je travaillerai plus fort à conserver mon couple. S’il n’y a rien qui se passe, je saurai que je dois abandonner la partie.

Devorah ne se rendit pas compte que sa façon de formuler son imploration vouait son couple à l’échec. Même si elle scruta le lieu de culte pour le fameux signe, elle se surprit à espérer qu’il n’y en ait pas. Un choc la poussa à se lever brusquement, pour ensuite se laisser lourdement sur le banc.

Elle resta immobile cinq minutes ou trente, elle ne savait plus. Lorsqu’elle se leva enfin, c’était pour retourner sur le navire pour rompre avec Tal.

Plus tard, au souper, les papillons virevoltant dans son ventre, maladroitement, Devorah se mouilla :

— Ça ne va vraiment plus.

Étonné, Tal affirma le contraire.

— Moi, j’ai eu une belle journée.

Il ne lui demanda pas la pareille ; elle lui contait sa journée depuis le début du repas, remettant toujours à plus tard l’inévitable conversation.

Devorah esquissa un demi-sourire et secoua la tête.

— Je veux dire toi et moi.

Tal déposa sa fourchette et s’enfonça dans sa chaise, fixant Devorah au point de la rendre mal à l’aise. Autour d’eux, les cliquetis des ustensiles, le brouhaha des conversations des autres navigateurs et la musique d’ambiance de la salle à manger continuaient, insensibles à au drame qui se déroulait à leur table, dans leur couple.

— Je t’admire beaucoup, tu sais, dit Tal.

Devorah, confuse, ne sut pas comment interpréter le compliment.

— Tu es accomplie, tu es tenace, tu t’amuses…

— Mais… ?

— Dernièrement, tu as vraiment l’air de préférer ta vie sans moi.

Devorah voulut l’interrompre, mais Tal leva la main.

— Je sais que tu ne fais pas exprès. J’aurais sans doute pu faire plus d’efforts pour te suivre dans ton cheminement, mais justement, c’est ton cheminement, pas le mien.

— Mais ça pourrait être le nôtre… s’objecta Devorah.

— Le penses-tu vraiment ?

Elle s’arrêta net. La question de Tal était valable. Devorah avait passé beaucoup de temps à songer comment réparer son couple. Sa journée en solo et ses cogitations personnelles lui avaient révélé que la solution qui s’imposait était la rupture.

— Honnêtement, c’est ce que je souhaite, mais sans vraiment y croire, avoua-t-elle. Tu as raison.

Ils tombèrent dans un silence ni confortable, ni mal à l’aise. Un silence qui laissait croire qu’il pouvait à la fois s’éterniser et être rompu à tout moment.

C’est Devorah qui s’hasarda en premier.

— Alors, c’est fini ?

Tal hocha de la tête lentement.

— Ça en a bien l’air.

— Ça fait bizarre.

— Oui.

— Je pensais que je serais plus fâchée.

Tal rit.

— Moi aussi ! Je veux dire, je pensais que t’allais m’engueuler ou faire une de ces scènes !

Devorah rit aussi. Quelques heures plus tôt, la même conversation se serait déroulée sur un ton tout autre.

— Ça fait weird, dit-elle. On fait quoi, là ?

Tal haussa les épaules.

— Je sais pas. On finit de manger et on va voir le show ?

Devorah l’approuva et reprit sa fourchette, sans le même enthousiasme avec lequel elle avait entamé son risotto ai funghi au début du repas. Les sentiments s’entrechoquaient en elle — déboussolement, peine, soulagement — et finirent par se traduire en fines larmes qui coulèrent le long de ses joues.

— Ça va ? s’enquit Tal, sans trop savoir comment réagir.

— Ça va, c’est juste dommage, répondit Devorah. J’ai de la peine, même si on s’entend de casser. Et puis, ajouta-t-elle, je me demande juste où je vais trouver un autre juif qui parle français, à Charlottetown !

Tal éclata de rire.

— C’est vrai que je suis un spécimen rare ! blagua-t-il.

Cette nuit-là, Tal et Devorah dormirent blottis l’un contre l’autre. Devorah, savait que leur étreinte avait une allure de finalité. L’incertitude qui planait au-dessus d’elle depuis des mois s’était envolée. Elle se sentait plus légère et dormit profondément, bercée par les moteurs du navire et le mouvement de ce dernier sur les flots de la mer des Caraïbes.

Ils passèrent leur dernier jour de vacances ensemble, dans le port de Nassau. Une journée chaude et langoureuse à se promener le long de la rue Bay avec les autres touristes, cassant la croûte au Señor Frog’s pour faire plaisir à Tal pour ensuite faire du magasinage au Straw Market pour plaire à Devorah ; se montrant aussi indulgent l’un envers l’autre que s’ils formaient encore un couple.

D’un commun accord, ils revinrent sur le navire en mi-après-midi et passèrent la soirée chacun de leur côté. Ce qui aurait mis Devorah dans tous ses états quelques jours plus tôt lui semblait à ce point-ci bien naturel. Elle se vêtit d’une nouvelle robe d’été dénichée le matin-même à un des nombreux stands du Straw Market et se rendit déguster un cocktail au bord de la piscine, où jouait le groupe de jazz du navire. Elle ne savait pas ce que Tal choisirait de faire de sa soirée et ne lui demanda pas non plus.

Quand, à son arrivée à la salle à manger quelques heures plus tard, on voulut savoir si son conjoint allait la joindre à table, Devorah se contenta de répondre non. Elle se surprit à trouver sa réponse normale, même si celle-ci cachait un tout autre sens, maintenant.

En savourant sa coquille Saint-Jacques suivie d’un saumon poché, Devorah songeait à la logistique de sa rupture. Tal et elle auraient à décider quoi faire de leur maison, de leurs économies communes, comment annoncer la nouvelle à leurs familles, à leurs amis. Découragée devant l’ampleur de leur décision, Devorah ressentit le picotement familier dans ses yeux, mais s’empêcha tout de même de pleurer. Elle se promit d’avoir ces conversations nécessaires avec Tal et de ne pas laisser leur situation ruiner sa dernière nuit de vacances.

Devorah en profita donc pleinement. Elle évita le spectacle de clôture et se rendit plutôt au resto-bar pour entendre les musiciens du navire jouer de la musique latine. Elle se balançait au rythme de la musique lorsqu’un bel homme dans la cinquantaine l’invita à danser. Elle accepta, se déhanchant comme rarement elle ne l’avait fait auparavant. Elle trouvait bizarre qu’un autre homme que Tal pouvait faire virevolter sa robe sur la piste de danse et s’étonna d’anticiper de vivre une expérience semblable de retour chez elle. Elle rentra tard à la cabine et s’étendit à côté de Tal, déjà au lit depuis des heures.

Le lendemain, Tal et Devorah se levèrent tôt afin de s’assurer de déjeuner avant le débarquement. La récupération de leurs bagages et leur passage aux douanes au port de Miami se fit sans heurts et ils arrivèrent à l’aéroport sans souci. Ils passèrent la majorité du vol à somnoler et à regarder des films.

— Je vais dormir sur le divan ce soir, annonça Tal sans préambule.

Devorah était soulagée qu’il soulève le délicat problème. De toute évidence, Tal avait aussi songé à la logistique de leur rupture. Elle marqua une pause avant de répondre.

— En fait, mes valises sont déjà faites, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, désignant inutilement du doigt son fourre-tout sous le siège devant elle. Je vais rester chez mes parents quelques jours, le temps qu’on s’organise.

— Ok, répondit Tal, merci.

Devorah remarqua un changement dans le timbre de la voix de son ex-conjoint. Elle se tourna pour mieux l’observer.

— Tu pleures ? demanda-t-elle doucement.

Il secoua la tête.

— Pas vraiment… juste un peu.

Elle sourit tristement.

— Je sais. Moi aussi.

Elle posa sa joue sur l’épaule de Tal et il embrassa sa tête. Ils passèrent le reste du vol en silence.

Arrivés à Charlottetown, ils furent frappés par la neige qui tombait. Il suffisait d’une semaine dans les Caraïbes pour leur faire oublier l’hiver qui n’en avait pas fini de s’acharner sur leur île. Ils s’esclaffèrent de leur étonnement et sortirent leurs tuques et leurs gants de leurs sacs.

Welcome home ! lança Tal à qui voulait bien l’entendre.

Une autre attente pour leurs bagages et un autre passage aux douanes. Lorsqu’ils arrivèrent à la sortie où, à l’origine, ils auraient pris un taxi ensemble pour se rendre à la maison, Tal se contenta de dire :

— Pour le reste, on s’en parle demain ?

Devorah hocha la tête. Tal semblait soulagé que leurs adieux se fissent si simplement.

— Ok, d’abord, continua-t-il. Ça va aller ?

Elle hocha de la tête encore et lui fit signe qu’il pouvait partir. Il tourna les talons et s’engouffra dans le premier taxi disponible.

Quelques minutes plus tard, Devorah fit de même. En route chez ses parents, Devorah s’imaginait difficilement comment elle allait leur faire part de sa situation. Elle aurait leur appui, mais les prochains jours s’annonçaient difficiles. Devorah ressentait une nouvelle sorte d’espoir, une espèce de renouveau qui chassait son sentiment d’échec.

— Ben oui, ça va aller, s’exclama-t-elle tout haut.

— Pardon, madame ? demanda le chauffeur de taxi.

Tiens, un francophone.

— Ça va, c’est rien, répondit Devorah.

Elle sourit. En fait, tout ça n’était pas rien, mais elle savait qu’elle — qu’ils — s’en sortiraient plus fort. De belles vacances, après tout.

Et, ce chauffeur, il serait juif, aussi, par hasard ?

 

A.M. Matte

Aller au contenu principal