Isabelle Larpent-Chadeyron. # Symphonie confinée en si mineur ##

Ils sont tous partis. Abandonnant pupitres et partitions. Taches de rouge sur le rideau du théâtre. Ils ont laissé quelques instruments : tubas, cymbales, xylophones. Deux ou trois bouteilles d’eau à demi pleines. Ils se sont retirés, affolés. Ont disparu. Musiciens désaccordés. Ils ont brisé le quatrième mur. La lumière est restée centrée sur la scène, les projecteurs allumés. Ils ont fui à travers la ville. Se sont enfermés, isolés. Confinés. L’enceinte de leur maison est devenue cellule étanche, sarcophage, étui, le même que celui renfermant leur trompette ou leur trombone [consignes de sécurité]. Ils ont pris leur [température]. On leur avait donné le la. La 442. Ils se sont souvenus du hautbois, de la façon dont il soufflait dans l’anche pour atteindre le son. Ils ont soufflé dans l’embouchure, ont cherché la [décontamination], l’évacuation de l’air. Par les pistons. Par tous les tuyaux. Ils se sont essuyé la bouche pendant que d’autres, debout, tendaient la mèche de leur archet, l’enduisaient de colophane, caressaient le bois du violon, corps de femme doux au toucher [auscultation], pendant qu’ils glissaient l’instrument sous leur cou. Là-bas, des chaises alignées, toujours ces taches de rouge sur le rideau du théâtre. Une clarinette fiévreuse, une flûte à bout de souffle. Concert inachevé [intubation]. Les pages des partitions pas encore tournées. Là-bas, peut-être le [râle] du vent, qui improvisera, qui tournera de lui-même les pages, parce que la porte est restée ouverte ? Oui, ils ont oublié de fermer la porte. Dans leur précipitation, la porte est restée grande ouverte, la lumière allumée, éclairant les percussions, tout au fond. Ils ont regardé leurs mains, leurs doigts qui n’avaient pas joué, ils se sont demandé pourquoi ils étaient partis si vite. Certains ont même voulu revenir chercher leur instrument, négligé dans l’affolement, ne sachant pas que plusieurs étaient déjà morts, brisés. Qu’ils n’avaient plus de [respiration]. Au-dehors, pas un bruit. Plus personne dans la rue. Voitures arrêtées, restaurants fermés et terrasses désertées. Rideaux de fer baissés des magasins. Un chien qui traîne à la recherche de nourriture, quelques pigeons qui s’envolent. Échelle chromatique. [Battements du cœur] métronome. Silence. Demi-pause. Point d’orgue sur le rien. Rythme frénétique de la vie figée. Virus désarmant. Assignés à résidence. Fuyant les applaudissements. Épidémie qui traverse les frontières plus vite que la vitesse du son. Comment jouer avec son masque sur le visage ? Comment souffler dans l’embouchure ? Comment trouver le la ? Une danseuse syrienne évolue devant les monuments de Paris, abandonnés [réanimation]. Le bourdon de Notre-Dame sonne. Oui, on sonne déjà le glas, ils l’entendent : pulsation contamination peste [respirateur artificiel]. Des milliers de morts. Covid-19, la partition létale ? Ils ajoutent deux bémols à la clé. Si mineur. Ils se sont enfermés, peut-être même un peu plus que le nécessaire : les taches de rouge sont taches de sang. Il a repris sa baguette, leur a dit de ressortir leurs instruments, de jouer confinés, de ne pas oublier. Ils ont obéi. Il le fallait. Se sont habillés de blanc et de noir, enfilant leurs tenues de concert. Accordés. Une nouvelle fois. La 442. Et dans une pièce [aseptisation], entre quatre murs d’hôpital, ils ont joué, un casque sur les oreilles. Ils ont traversé le quatrième mur. Plus de public. Le mur du son. Le vent est entré par la porte ouverte. Il a tout renversé : les pupitres, les instruments délaissés, arraché les partitions. Le vent a déconfiné, libéré. Déchiré. Le vent a [suffocation]. Taches de rouge. Dégoulinant sur les notes, comme du rimmel trop noir, entraînant croches et doubles-croches. Ils ont entendu les cordes du violoncelle s’échapper, la contrebasse pleurer. Boléro de Ravel en tête. Cuivres, bois, cordes, percussions mêlés, malgré la disharmonie, le rouge et le sang. Le noir. Malgré le souffle perdu. Malgré les chaises abandonnées [électrocardiogramme plat].

 

Isabelle Larpent-Chadeyron
Texte publié dans le No.24 ((Libre))

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